Je ne suis pas le plus qualifié pour me prononcer au sujet des intentions de Facebook. Je partage bien volontiers les deux hypothèses que vous avez proposées. Ce projet a aussi une rationalité économique ; il permettrait à Facebook de dépasser son coeur de métier - les réseaux sociaux - domaine qui rencontre aujourd'hui ses limites. Certains évoquent également le fait que ce projet permettrait de collecter davantage de données, qui seraient ensuite monétisées et commercialisées La question reste donc ouverte à ce jour. Dans notre dialogue avec Facebook, nous devrons aborder ces différents points sans faire preuve de naïveté. Ce projet n'est pas seulement guidé par la recherche du bien commun, il répond aussi à des intérêts privés.
Les blockchains sont une technologie de registre distribué qui permet de remplacer certains tiers de confiance, de partager des informations ou de réaliser des transactions dans des conditions beaucoup plus rapides, économiques et sûres.. La sécurité du système repose sur la production d'algorithmes, rémunérée par l'octroi de bitcoins. Dans les blockchains publics, nous ne recourons pas à des bitcoins, mais le principe reste le même. Reste à déterminer quelle est la capacité de cette technologie à supporter un très grand nombre de transactions. En effet, à ce jour, son utilisation reste limitée à des transactions peu nombreuses. Attention, la blockchain n'est pas consubstantielle au libra.
Pour aborder les enjeux de l'économie du jeton, nous devons malheureusement utiliser des termes anglais. Il en existe deux majeurs : le coin que nous traduisons par « unité » et le token, par « jeton ». Selon moi, une meilleure traduction de token pourrait être « certificat ». En réalité, le token est un coin plus un service associé, avec un contenu d'informations. La grande question est donc de savoir si les transactions en jetons peuvent attirer les particuliers et les entreprises à l'avenir. Si je m'en tiens à la fonction paiement, je pense que deux questions majeures se dégagent.
D'une part, l'apparition des jetons, ou certificats, interroge sur nos systèmes de paiement. À ce jour, le système européen de paiement fonctionne bien, par exemple grâce au système TIPS. Pour autant, dès que nous sortons de l'Europe, les systèmes de paiement sont lents, coûteux et parfois indisponibles. C'est le premier défi auquel ces jetons renvoient.
D'autre part, les jetons nous ramènent au débat sur la création d'une monnaie digitale de banque centrale. Jusqu'à présent, la monnaie des banques centrales accessible était le billet de banque. Malgré notre attachement à celui-ci, nous constatons une nette diminution de son usage. Le pays qui se distingue particulièrement à ce niveau en Europe est la Suède. La part des transactions en espèces y est tombée entre 10 et-20 %, contre 60 % en France. De ce fait, la Banque de Suède se penche sur la mise au point d'une e-couronne, une monnaie banque centrale offrant la même garantie aux Suédois que les billets. Or, si on prend le libra, on a le « risque Facebook », l'entreprise peut faire faillite. Le propre d'une monnaie souveraine est au contraire d'avoir la garantie la plus forte qui soit, celle de la banque centrale et de l'autorité publique qui est derrière. Au sein de la zone euro, nous n'en sommes pas à ce stade. Pour autant, s'il y a un attrait pour le Libra, cela pourrait nous convaincre d'approfondir nos réflexions sur ce sujet.
Par ailleurs, j'ai effectivement proposé de mettre en place une stratégie européenne des paiements. Ce sujet est moins hypothétique, c'est aujourd'hui une réalité. Les acteurs financiers sont les opérateurs traditionnels du paiement. Jusqu'à présent, c'était plutôt considéré comme une simple activité d'intendance. Désormais, avec l'entrée de grands acteurs du digital, américains ou chinois, sur ce marché, ce secteur se transforme en profondeur. Ces acteurs peuvent entrer dans la sphère financière via les paiements. Ils ont d'ailleurs commencé à le faire, avec des projets tels que Apple Pay, Ali Pay ou certains services proposés par Amazon. Ils entrent donc par le biais des systèmes de paiement dans ce secteur car les barrières à l'entrée sont peu nombreuses et la régulation, notamment en matière de capitaux, moins exigeante que pour les activités bancaires « pleines ». Cette activité génère en outre deux « trésors » : la récupération de données et la relation clients. Leur intérêt économique certain représente une incitation forte à entrer sur le secteur des paiements.
À l'heure actuelle, l'Europe s'est dotée d'une solution pour les paiements transfrontières instantanés avec le système TIPS, sous l'égide de la Banque centrale européenne (BCE). Pour autant, je déplore que nous ne disposions pas de grandes entreprises digitales européennes pour proposer des solutions de paiement européennes, alors qu'elles sont encore, en large partie, nationales. Pour rattraper ce retard, le temps nous est compté. À défaut, ce seront encore une fois les grands acteurs internationaux qui domineront ce marché, au détriment des acteurs européens. Selon moi, il ne nous reste qu'un à deux ans, avant qu'il ne soit trop tard pour être présent sur ce marché stratégique crucial. Une stratégie européenne des paiements doit reposer sur une consolidation des schémas nationaux existants, sur l'utilisation de TIPS et, éventuellement, de nouvelles technologies, sur une marque commune de paiements et sur une politique des données bien définie (localisation, protection, accès).