Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 26 juin 2019 à 9h35
Opération sophia — Audition du contre-amiral olivier bodhuin

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Nous accueillons aujourd'hui l'amiral Olivier Bodhuin, qui est depuis juillet 2018 le commandement-adjoint de l'opération Eunavfor Med Sophia, opération militaire menée depuis 2015 en Méditerranée dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), pour lutter contre les trafics d'êtres humains et de migrants en Méditerranée centrale, surveiller les trafics d'armes et participer à la formation des garde-côtes libyens. La France y participe activement : votre présence, amiral, au coeur de l'état-major en témoigne.

Vous avez une grande expérience des opérations maritimes conjointes, puisque vous avez servi en 2007 au sein de la task force multinationale engagée contre la piraterie dans le Golfe d'Aden, puis au sein de l'état-major maritime de l'OTAN entre 2010 et 2013.

Cette opération semble avoir rencontré quelques succès, ne serait-ce que la forte baisse des flux migratoires en Méditerranée centrale depuis 2017. Votre appréciation sur ce bilan, notamment sur la formation des garde-côtes libyens, nous sera précieuse. Pour autant, Sophia est aujourd'hui au point mort. L'Italie refuse désormais d'accueillir les migrants sauvés par les navires de l'opération, comme il était prévu, et empêche toute évolution de l'opération. Si bien que celle-ci, bien que louée par la plupart des capitales européennes, n'a plus de maritime que le nom : le Conseil européen a décidé en mars dernier de suspendre le déploiement de ses moyens navals afin de préserver son existence. La France était favorable au maintien d'un mandat ambitieux, mais les gouvernements européens ont beaucoup d'autres préoccupations...

Quelle est aujourd'hui l'activité réelle de Sophia, privée de sa composante maritime ? Quel peut être son avenir ? Est-elle vouée à disparaître ou à être remplacée par une opération moins ambitieuse ? Ne serait-il pas aussi pertinent de s'intéresser aussi à l'ouest de la Méditerranée, où les flux migratoires ont fortement augmenté en 2018 ?

Contre-amiral Olivier Bodhuin, commandant-adjoint de l'opération Eunavfor Med Sophia. - L'opération Sophia est une des principales opérations militaires de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ; elle se déploie dans un environnement complexe et les résultats ne sont pas toujours faciles à évaluer. Elle contribue pourtant à la stabilisation et à la sécurisation des espaces maritimes en Méditerranée centrale. Au premier semestre 2019, les flux de migrants en provenance de Libye ont diminué de plus de 90% par rapport à ceux observés il y a trois ans, les capacités des garde-côtes libyens ont sensiblement progressé et la surveillance des espaces maritimes est assurée de façon quasi continue depuis quatre ans.

Tout a commencé le 18 avril 2015 par un naufrage en Méditerranée centrale, causant la mort de plus de huit cents femmes et hommes. Réaction immédiate à une situation humanitaire d'urgence, Sophia a eu pour objectif d'empêcher la perte de vies humaines par une lutte contre les réseaux criminels, en saisissant les navires et en appréhendant les passeurs. Le secours aux naufragés, obligation internationale et responsabilité morale, a toujours fait l'objet de la plus vive attention. L'opération a contribué au sauvetage en mer de près de 45 000 migrants. Ce nombre très élevé ne représente toutefois que 10% des personnes sauvées en Méditerranée centrale durant la même période, ce qui contredit l'idée que Sophia aurait fait le jeu des passeurs.

La chaîne de commandement correspond au schéma classique d'une opération européenne. Elle n'a pas changé et le vice-amiral Credendino, commandant de l'opération, est toujours en poste. Le commandement stratégique de l'opération est situé à Rome, dans les locaux du centre italien de commandement des opérations interarmées. L'état-major compte aujourd'hui 193 personnes. Le commandement de force, de niveau tactique, n'est plus à la mer, il est installé depuis fin avril 2019 dans les locaux du commandement naval italien, en banlieue de Rome. Cet état-major tactique comprend 21 personnes. En tout, vingt-six États-membres contribuent à l'opération.

La première phase de l'opération a consisté à recueillir des renseignements sur l'organisation des réseaux. Dès octobre 2015, une deuxième phase plus active a permis l'arraisonnement et la fouille des navires en haute mer. Il était prévu à terme une extension aux eaux territoriales libyennes. Pour des raisons à la fois politiques, juridiques et liées à la situation en Libye, les conditions n'ont jamais été réunies. La troisième phase comprendrait des actions ponctuelles à terre pour neutraliser les réseaux de passeurs, mais ne peut être mise en oeuvre sans stabilité dans le pays, et sans une coopération étroite avec des forces souveraines et reconnues.

Le mandat de l'opération a évolué depuis 2015 : en 2016 a été créée une mission de formation des marins et garde-côtes libyens des Libyan navy and coast-guard (LNCG) et la mise en oeuvre de l'embargo onusien sur les armes en Libye. Puis en 2017, deux missions ont été ajoutées, pour améliorer l'échange d'informations sur les trafics illicites et collecter des informations sur les trafics de pétrole, d'une part, suivre et contrôler les garde-côtes libyens, d'autre part. Toutes ces missions sont appuyées par des résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies. La lutte contre les trafics d'êtres humains, contre les trafics d'armes et, dans une moindre mesure, contre les trafics de pétrole, et le renforcement des capacités des garde-côtes libyens accompagnent la stratégie globale de l'Union européenne qui vise à aider à la stabilisation de la situation en Libye.

La force est en principe composée de cinq à six bâtiments dont un navire amiral capable d'embarquer l'état-major tactique, et quatre à cinq aéronefs de patrouille maritime basés à Sigonella en Sicile. Faute d'accord sur la question des ports de débarquement, le Conseil de l'Union européenne en date du 29 mars 2019 a décidé la suspension temporaire des navires, mais les moyens aériens ont été renforcés. Deux fois par mois, un vol de Falcon 50 de la marine nationale opère au profit de Sophia. L'opération bénéficie également du soutien ponctuel de sous-marins.

En 2015, plus de 150 000 migrants ont emprunté la route de la Méditerranée centrale. Malgré les mesures prises, ils étaient plus de 180 000 au plus fort de la crise en 2016. En juillet 2017 les flux se sont infléchis sous l'effet de l'approche globale de l'Union européenne sur la crise migratoire en Afrique, de la livraison de patrouilleurs à la Libye par l'Italie, et de l'action de Sophia. En conséquence, le nombre de migrants récupérés par les garde-côtes libyens a augmenté. Fin 2017, les arrivées en Europe depuis la Libye sont passées sous la barre des 100 000. En 2018, moins de 30 000 migrants ont tenté la traversée, et moins de la moitié sont arrivés en Europe. Depuis le 1er janvier 2019, 3 333 migrants ont pénétré dans l'espace Schengen par la Méditerranée centrale.

L'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) estime à plus de 650 000 le nombre de migrants en Libye. Plus de 200 000 migrants pourraient être tentés par la traversée. La situation des migrants en Libye est difficile et dénoncée par les organisations internationales et les ONG. L'Union européenne suit particulièrement ces développements. Depuis 2015, les passeurs multiplient les modes d'action afin d'échapper aux garde-côtes et à la vigilance de Sophia. Des photos la semaine dernière ont montré le transbordement de migrants entre un bateau mère, mother ship, et l'embarcation qu'il remorquait : des bateaux de pêche avec des migrants à leur bord s'écartent à plus de 100 kilomètres des côtes libyennes avant de transférer leurs passagers, échappant ainsi à notre surveillance.

Outre la mise en oeuvre de l'embargo onusien sur les armes en Libye et la collecte d'informations sur la contrebande d'hydrocarbures, le travail réalisé en matière de formation et de suivi des LNCG est considérable. L'opération a formé plus de 350 marins et garde-côtes libyens en mer et à terre : savoir-faire maritimes, droit de la mer, droits de l'homme et sensibilisation sur les conditions et le statut des femmes et des enfants ainsi que le statut des réfugiés, ce dernier module étant conduit en partenariat avec le Haut Comité aux Réfugiés. L'Espagne, l'Italie, la Grèce, la Croatie et Malte ont accueilli ces formations. Deux sessions se déroulent actuellement en Crête et en Croatie. Deux autres cours sont prévus cet été et nous préparons une série de stages en septembre en Italie.

Nos actions d'observation (monitoring) au profit des gardes-côtes libyens sont actuellement suspendues en raison des conditions sécuritaires en Tripolitaine. Nous effectuons toutefois du recueil d'information sur leurs interventions à la mer et un suivi à distance.

L'opération a également développé des coopérations avec les agences européennes, au premier rang desquelles Frontex et Europol. Nous sommes complémentaires de l'opération Thémis, dont la zone d'intervention se situe plus au nord et dont la vocation est le contrôle des frontières. L'utilisation des bases de données, le partage d'informations et d'analyses, le travail en équipe renforcent les synergies entre sécurités intérieure et extérieure, pour mieux lutter contre la criminalité organisée.

Nous collaborons également avec l'ONU, notamment avec le groupe d'experts du comité des sanctions pour la Libye ainsi qu'avec la mission d'appui des Nations-Unies en Libye (Manul).

Enfin, l'opération Sophia a initié le forum d'échanges Shared awareness and de-confliction in the Mediterranean (Shade-MED). Regroupant des acteurs étatiques, militaires, et de la société civile des pays contributeurs et des États riverains, il vise à maintenir le dialogue et remplit ses objectifs.

Sophia a remis de juin 2015 à juin 2019 plus de 150 suspects aux autorités, détruits plus de 500 embarcations, sauvé 45 000 personnes lors de plus de 300 opérations de recherche et de sauvetage, et formé plus de 350 marins et garde-côtes libyens. En quatre ans, environ 11 000 militaires se sont succédés pour offrir à l'Union européenne l'image la plus claire possible de la situation maritime devant la Libye, construire une relation de confiance avec les marins libyens, assurer une présence en mer et dans les airs - la dix-millième heure de vol a été enregistrée cette semaine.

La situation en Libye demeure incertaine et la reprise des flux migratoires ne peut être totalement écartée. Le travail de formation des garde-côtes libyens n'est pas terminé et nos moyens aériens jouent un rôle crucial dans la détection et le suivi des événements. Tous les jours, nous élaborons la situation maritime afin d'améliorer notre connaissance et notre capacité d'anticipation. Mais la suspension temporaire des navires fragilise ces bons résultats et obère notre capacité à mettre en oeuvre l'embargo sur les armes. Cette suspension perturbe aussi la coopération avec les agences Europol et Frontex et nous prive de moyens d'information et d'action dans une conjoncture pleine de défis.

Nous restons mobilisés et nos aéronefs assurent une présence quotidienne sur zone. Nous espérons pouvoir retourner à Tripoli en mission d'observation, pour reprendre le monitoring des garde-côtes libyens et pour adapter les formations aux besoins.

Les garde-côtes libyens sont sous l'autorité du gouvernement Saraj ?

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