Frontex est un acteur important qui jouera à l'avenir un rôle clé en matière de contrôle des flux migratoires. L'Europe a déjà décidé d'accroître son budget et ses moyens. C'est une agence, qui dépend de la Commission européenne, Sophia est une opération liée à la PSDC : ce ne sont pas les mêmes cadres, mais ils sont complémentaires.
Depuis l'origine, le besoin s'est fait sentir d'une coopération avec Frontex mais aussi avec Eurojust et Europol. Elle a commencé en 2015 et s'est traduite par des échanges d'information, puis par la présence croisée d'officiers de liaison dans les états-majors, la formation de certains de nos officiers à l'usage des bases de données d'Europol et de Frontex. Je crois beaucoup à la collaboration inter-agences, c'est une voie prometteuse. Nous avons mis en place une cellule commune d'information sur les activités criminelles. De juillet 2018 jusqu'au retrait des navires, une équipe réunissant des représentants des deux agences, du personnel d'EUNAVFORMED et des carabiniers italiens, a été mise en place à bord du navire amiral de Sophia. Son rôle est d'analyser ensemble les agissements des navires suspects. Les visites de bateaux non seulement par nos soins en mer, mais aussi au port par nos partenaires à quai, ont un effet démultiplicateur. Nous avons avec les agences des capacités complémentaires et ces cellules communes nous permettent de développer des coopérations opérationnelles. Elles sont précieuses car l'ennemi, lui, joue la carte de la coopération et de la coordination entre réseaux. En raison du retrait temporaire des navires, Frontex a retiré ses agents de la cellule d'information criminelle puisque ce qui l'intéressait, c'était la collaboration au plus près du terrain. Il en va de même pour Europol.
La coopération continue, mais souffre de l'absence de visibilité concernant l'avenir de Sophia.
S'agissant des données nationales, je ne connais pas le chiffre exact de migrants présents en France mais notre pays en a accueilli un nombre très important. Pour la Méditerranée - et pas seulement sa partie centrale - le chiffre global a chuté très sensiblement, grâce à toutes les actions entreprises. Toutefois, le problème est structurel et ne disparaîtra pas dans les décennies à venir. Toutes les politiques, européenne, internationale (je songe à la conférence intergouvernementale dite « Global compact for migration » à Marrakech en décembre dernier) doivent avoir une dimension pérenne. Mais cela dépasse le cadre de mes compétences !
Quant au sujet clé à évoquer avec les partenaires européens, là encore nous sommes bien au-delà du périmètre de l'opération Sophia, mais je dirais que la coopération inter-agences pourrait être poursuivie et davantage promue. La coopération avec les pays tiers mérite également une attention particulière : le problème ne se résoudra pas à douze miles de nos côtes, c'est en amont qu'il faut chercher les solutions.
Avec quels Libyens collaborons-nous ? Avec les forces armées libyennes, formées à l'époque du colonel Kadhafi par l'ex-Union soviétique notamment, et qui possèdent une marine. Les militaires de cette armée traditionnelle sont des interlocuteurs crédibles. Je travaille avec l'amiral qui dirige les garde-côtes. Leur corps est intégré à la marine et ils relèvent donc de l'autorité du chef d'état-major de la marine libyenne. Des relations de confiance se sont établies, les marines de guerre partagent un socle commun. Il est apparu que certains garde-côtes étaient membres de milices et participaient à des trafics. Ils ont été écartés, sur demande de l'Italie, par le gouvernement libyen d'entente nationale. Les officiers supérieurs avec lesquels je travaille sont quant à eux des hommes intègres et professionnels. Les conflits en Libye ont fait craindre pendant un temps que notre coopération s'arrête mais les garde-côtes continuent à intervenir en mer et à secourir des migrants. Nous l'avons observé hier encore.
Les passeurs que l'opération Sophia a interceptés et que la guardia di finanza italienne a finalement arraisonnés et arrêtés ont été remis au procureur italien. Nous coopérons aussi avec la direction nationale anti-mafia et anti-terrorisme (DNA) italienne. Les suspects sont internés en Italie et seront jugés par la justice italienne. Dans l'affaire récente du « bateau mère » détecté le 20 juin 2019, la presse n'a pas mentionné le rôle des avions de Sophia : c'est d'abord un avion de Frontex qui a découvert le flagrant délit. Un Falcon 50 français travaillant pour Sophia a poursuivi le pistage. La guardia di finanza a intercepté les passeurs et sauvé les 81 migrants. À Lampedusa, les premiers (des Égyptiens et des Tunisiens) ont été arrêtés sur directive du procureur de la République ; les seconds ont été accueillis dans un hot spot.
Dans la zone méditerranéenne où nous intervenons, les acteurs sont les garde-côtes libyens, italiens, tunisiens et maltais, ainsi que la guardia di finanza italienne. Le droit international s'applique, et l'Italie et Malte ont une zone de search and rescue (SAR), elles y assument leurs responsabilités. La Libye a déclaré sa propre zone SAR l'année dernière. Il existe dans la région plusieurs centres de contrôle Maritime regional control center (MRCC), soit Tripoli, Rome, Tunis, La Valette. Ces MRCC coopèrent ensemble mais c'est au responsable de la zone de désigner un port sûr. Le ministère de l'intérieur italien interdit désormais l'entrée de ses ports à des navires qui auraient récupérés des migrants en dehors de la zone SAR italienne. Ces décrets ont été validés la semaine dernière par la justice italienne : la situation est de fait devenue plus compliquée. La coopération existe, elle est parfois délicate entre les MRCC car la question migratoire est sensible mais personne n'est laissé à l'abandon et tous les services font leur travail. La difficulté est d'ordre politique et juridique.
Les 100 kilomètres dont je parlais tout à l'heure, est la distance parcourue par le « bateau mère » qui a embarqué des migrants et qui ainsi les éloigne loin des côtes libyennes. Nos aéronefs patrouillent plutôt dans le sud, à proximité des côtes libyennes car nous recherchons prioritairement des embarcations pneumatiques de fabrication artisanale qui mettent en péril de nombreuses vies. La zone au-delà de 100 kilomètres au nord de la Libye n'est donc pas celle où nous concentrons notre attention.
Il n'y a jamais eu de raccompagnement en Libye par aucune agence européenne ni aucun navire d'État battant pavillon européen. En revanche un navire de ravitaillement pour les plateformes pétrolières, battant pavillon italien, a un jour enfreint les directives européennes. Mais c'est une exception. S'agissant de la résolution du 10 juin, les sujets de la pression démographique et de la renégociation des quotas excèdent de loin mes responsabilités et mes compétences.
Pourquoi a-t-on retiré temporairement nos navires de la zone d'intervention ? Peuvent-ils être remplacés par des aéronefs ? Certes non. C'est la France qui a proposé de mettre en sommeil la composante navale. L'opération était condamnée et sur le point de fermer en mars dernier. Nos ministères et notre ambassadeur au Comité Politique et de Sécurité (COPS) ont fermement pris la défense de Sophia. Les Etats membres n'étant pas en mesure de trouver un accord sur les ports de débarquement, la France a milité pour le maintien de l'opération au travers de sa composante aérienne et de ses états-majors, et pour la poursuite de la formation des LNCG. Dès lors que nous proposions de retirer les bateaux momentanément, les contradicteurs n'avaient plus d'argument. C'est une victoire française, momentanée, qui laisse six mois pour trouver d'autres solutions. Si nous pouvions résoudre la question des ports de débarquement, nous pourrions agir plus efficacement avec toutes les composantes et travailler plus sereinement.
Mme Mogherini, la Haute Représentante, qui est en poste depuis le début de la crise migratoire, a soutenu pendant longtemps l'opération Sophia. Elle s'est personnellement investie et l'a beaucoup défendue contre ses détracteurs. Constatant cet hiver une situation de blocage, elle a sans doute voulu préserver le bon bilan de l'opération. Aujourd'hui Mme Mogherini semble militer pour un retour des navires au sein de Sophia. Vous avez cité Naples, j'y suis resté trois ans comme chef de la division conduite des opérations navales du Commandement Maritime Allié. Nous entretenons une coopération et des échanges d'informations avec l'OTAN et notamment le NATO South hub qui, à Naples, étudie la situation en Afrique subsaharienne.
L'Union européenne vient de consentir un effort financier important pour renforcer la garde aux frontières. Frontex monte en puissance mais ce sont 90 000 kilomètres de côtes qu'il convient de surveiller. Il faut probablement réfléchir à l'articulation entre agences européennes et nationales et saisir toutes les opportunités de coopération en jouant sur la complémentarité des moyens.
Il est vrai que des tensions inhabituelles existent entre la France et l'Italie, qui ne transparaissent toutefois pas dans la vie quotidienne. Les relations avec les autorités italiennes, avec lesquelles je suis amené à travailler, ne posent aucun problème et l'amiral Credendino et moi entretenons un dialogue franc et ouvert. L'Italie est un grand pays, qui nous est proche à bien des égards.
S'agissant des intentions allemandes vis-à-vis de l'opération, la question des ports de débarquement a joué un rôle central. Depuis plusieurs mois, l'Allemagne demande un processus clair en cas de récupération de migrants par un navire de Sophia. Pour contourner la difficulté et aller dans le sens d'une plus grande autonomie des garde-côtes libyens, nous avons fait en sorte que les Libyens soient en première ligne et interviennent prioritairement au large de leurs côtes et nous seulement en deuxième rideau, plus au nord. Mais cette position n'a sans doute pas apporté suffisamment de clarté à la partie allemande qui a décidé de se retirer momentanément de l'opération. Mme Môller, membre de la commission de défense du Budenstag, députée de Wilhemshaven, principale base des frégates impliquées dans Sophia et intéressée par le sujet, s'est rendue à Rome la semaine dernière pour comprendre la situation compliquée que nous traversons. De nos échanges, je retiens que la décision relève du niveau politique.
La Turquie n'a pas de rôle dans les migrations en Méditerranée centrale. S'agissant de la situation des migrants en Libye, elle est particulièrement difficile et douloureuse. Mais notre mandat s'arrête aux eaux internationales et nous n'avons pas d'action à terre, à l'exception d'un suivi des garde-côtes à Tripoli, momentanément interrompu en raison de la situation sécuritaire.
Avec les ONG nous n'avons pas la même lecture des chiffres et des pourcentages de réussite en termes de traversée et de morts en mer. Les flux ont diminué de 90 % et le nombre de disparus a lui aussi diminué d'année en année. Mais hélas, lorsque ces grandes embarcations pneumatiques rencontrent une mer un peu formée ou lorsqu'elles se dégonflent, jusqu'à cent personnes à bord peuvent perdre la vie en quelques minutes seulement. Un seul événement de cet ordre peut conduire à un drame terrible. Quoi qu'il en soit, il y a eu environ trois cents décès et disparitions depuis le début de l'année 2019 devant la Tripolitaine, contre 4 500 il y a deux ans. Personne ne peut se satisfaire de tels chiffres, c'est pourquoi nous restons extrêmement motivés pour poursuivre notre surveillance, combattre les trafiquants et aider la marine et les garde-côtes libyens à se développer.