Je souhaitais tout d'abord remercier madame la présidente d'avoir accepté que la commission travaille sur ce sujet et de me confier ce rapport. Très rapidement après la révélation de l'affaire, nous avons organisé deux auditions publiques, l'une avec les quatre associations caritatives concernées et l'autre avec les services de l'État - la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), et FranceAgriMer -, ainsi qu'une série d'auditions avec la société Voldis (son actionnaire majoritaire et sa présidente), la société Marcel Proux (SMP) - courtier -, Mmes les ministres Pannier-Runacher et Dubos, et MM. Bazin et Bocquet, auteurs d'un rapport sur le Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD). MM. Raison et Duplomb ont par ailleurs assisté à certaines de ces auditions et je tenais à les en remercier.
FranceAgriMer a passé un marché public pour 1 436 tonnes de steaks hachés de boeuf surgelés avec Voldis, qui, de son côté, a fait appel au négociant SMP pour l'aider à répondre à cet appel d'offres, puisque Voldis est en réalité spécialiste de la volaille. SMP, lui, est bien spécialiste de la viande bovine, et a identifié que l'entreprise Biernacki en Pologne était en capacité de lui livrer ces 1 436 tonnes. En février, des anomalies ont été décelées et des contrôles effectués par les associations. La DGCCRF, puis FranceAgriMer ont révélé des fraudes sur les 800 tonnes qui restaient à disposition.
Nos dix-huit recommandations suivent quatre axes principaux.
Tout d'abord, il y a des défaillances dans la passation du marché. Seul le critère prix est retenu, ce qui a pour conséquence d'inciter à la livraison de viandes de piètre qualité, de l'aveu même des fournisseurs. FranceAgriMer ne demande plus de tests gustatifs, ce qui est vécu par les attributaires des marchés publics comme une incitation à continuer la course au prix bas.
De plus, comme l'a souligné M. Duplomb, et comme l'a confirmé FranceAgriMer, aucune traçabilité des viandes n'est demandée. On sait que 97 % sont produites en Union européenne, et 80 % en France. Or les règles de traçabilité ne sont pas les mêmes en Europe et en France. Du coup, impossible de savoir si les quelques 10 000 bêtes tuées viennent de Pologne, d'Ukraine, du Brésil ou du Canada. Incroyable !
Enfin, il y a un manque de transparence, quelques négociants se partageant les 80 millions d'euros annuels que représente le marché du FEAD - chacun est spécialiste en son domaine -, alors qu'ils n'ont aucun lien avec la production.
Nous recommandons que le critère de qualité soit pris en compte dans les appels d'offres, ainsi que des critères environnementaux qui pourraient notamment permettre de redonner des chances aux producteurs français de remporter ces marchés. Un meilleur allotissement serait aussi bienvenu : la séparation de la fabrication du transport et de la logistique pourrait être expérimentée. Enfin, une hausse de qualité aura une incidence sur le prix alors que les besoins en volume n'ont jamais été aussi élevés pour les associations. Il y a là une contradiction. Nous proposons, pour concilier ces deux impératifs contradictoires, de passer à des marchés pluriannuels, qui permettraient de baisser les prix tout en assurant une meilleure qualité des produits et répondraient, d'ailleurs, à une demande récurrente des associations comme des fournisseurs.
Deuxième point : les contrôles de FranceAgriMer sont insuffisants mais ils ne doivent pas peser davantage sur les associations, qui croulent déjà sous les formalités, avec huit autorités différentes et des centaines d'heures par an consacrées aux charges administratives. Peut-être cette structure manque-t-elle de moyens. Ses contrôles se déroulent entre février et avril, et les fabricants le savent. FranceAgriMer nous avait déclaré que 100 % des lots et 60 % des fabricants étaient contrôlés tous les ans. Mais l'entreprise Biernacki n'a pas été contrôlée en 2018, ni d'ailleurs depuis 2013, alors que Voldis et SMP ont remporté depuis plusieurs lots avec eux ! C'est ahurissant, d'autant qu'il y avait eu des cas de salmonelle en 2015 et des traces noires sur les steaks avaient été relevées en novembre 2018. Stupéfiant.
Nous recommandons également que les contrôles soient plus aléatoires et que les autocontrôles de composition soient envoyés automatiquement à FranceAgriMer.
Les associations se sont senties seules. En février, après l'alerte, elles ont financé elles-mêmes des contrôles, dont les résultats ont été publiés à la mi-mars. Les autorités ont botté en touche. La DGCCRF a fait des contrôles et les associations ont pris la responsabilité en avril de sortir les lots. Ce n'est que fin mai que FranceAgriMer a demandé des contrôles, dont les résultats ont été rendus en juillet, soit quatre mois après l'alerte. Après les problèmes de salmonelle évoqués, la réaction aurait pu être plus rapide. Nous recommandons donc la mise en place d'un processus piloté par la DGCS afin que les associations ne soient plus laissées seules. Tout cela a eu un coût énorme pour les associations - coût de stockage et coût de rachat de steaks -, que l'on estime à 400 000 euros, et qui pourrait atteindre 1 million d'euros. Nous recommandons donc le déblocage d'une ligne budgétaire du programme 304 - Inclusion sociale et protection des personnes - afin d'alimenter un fonds d'urgence.
Je vous signale enfin qu'il y a 800 tonnes de viandes en stock, et que nous devons éviter que ce stock ne soit restitué à Biernacki. Il doit être détruit. En effet, on a trouvé dans les steaks livrés du cartilage, du tissu épithélial, des morceaux de coeur, d'estomac et d'amygdales, de l'amidon, du soja, des épices, ainsi que des morceaux de viande déjà transformée, ce qui laisse craindre que Biernacki ne les réutilise encore une fois s'il récupérait ces stocks.
Nous formulons dans ce rapport dix-huit recommandations.
Tout d'abord, il faut muscler les appels d'offres pour offrir une meilleure qualité et assurer une véritable traçabilité des denrées alimentaires. Pour cela, il faut mettre en place un critère de traçabilité sur les matières premières utilisées pour produire les denrées destinées au FEAD dans les appels d'offres ; imposer, dans la mesure du possible, des critères de qualité sur les produits dans les appels d'offres ; expérimenter sur certains lots la séparation des appels d'offres sur la production des denrées et la logistique de celles-ci; exiger plus systématiquement le respect par les attributaires des marchés publics de critères de responsabilité sociale et environnementale, de certification de qualité et de normes reconnues au niveau international ; préciser les appels d'offres pour mieux prendre en compte des critères environnementaux ; et favoriser la conclusion de contrats pluriannuels avec les associations.
Ensuite, il faut moins de contrôles administratifs pesant sur les associations, et plus de contrôles sur les produits. Je rappelle qu'actuellement les contrôles ne représentent que 0,3 % du budget du FEAD. Pour cela, il convient de préciser le contenu des autocontrôles de composition des produits réalisés par les fabricants dans le cahier des charges de FranceAgriMer, en prévoyant, au besoin, des tests ADN des produits ; de prévoir que les autocontrôles de composition des produits fournis par le fabricant soient réalisés obligatoirement par un laboratoire indépendant agréé ; de systématiser la transmission des autocontrôles de composition des produits par le fabricant à FranceAgriMer, comme cela est déjà le cas pour les autocontrôles sanitaires ; de renforcer la fréquence et la régularité des contrôles impromptus de FranceAgriMer - prélèvements et contrôles sur place - sur les denrées FEAD tout au long de l'année ; de rétablir des contrôles gustatifs obligatoires pour tous les produits lors des appels d'offres, et de contrôler le maintien de la qualité des produits entre les échantillons et les produits effectivement livrés ; de renforcer l'efficacité des plans de contrôles en les priorisant sur les produits les plus sensibles, dont les steaks hachés et les produits carnés ou les poissons, notamment en rendant systématiques des visites sur place chez les fabricants de ces produits sensibles ; de mobiliser plus rapidement les facultés d'analyses et de prélèvements à la main de FranceAgriMer en cas d'alerte sur des produits émise par des associations ; de s'assurer que les moyens accordés par FranceAgriMer aux contrôles sur les denrées FEAD soient accrus lors du prochain appel d'offres ; de demander au Gouvernement la remise d'un rapport au Parlement dans un délai de six mois sur la gestion du FEAD en France évaluant la qualité et la traçabilité des denrées, mesurant le degré de transparence dans la passation des marchés publics et garantissant l'efficacité des contrôles en analysant l'ensemble des lots soumis à appels d'offres pour une année donnée ; et de relancer la négociation européenne pour obtenir la création d'une brigade d'enquête européenne sur la sécurité sanitaire et la qualité des produits alimentaires européens. Il se pourrait que les steaks ne soient pas le seul produit dont on ne puisse garantir avec certitude la traçabilité : des questions se posent notamment sur les lasagnes, les sardines à l'huile...
Il ne faut pas laisser les associations seules, et il convient de prévoir une procédure d'alerte pilotée par les administrations en cas de crise. Pour cela, il faut mettre en place une procédure de crise pilotée par la DGCS en cas de problème sanitaire ou de fraude pour le retrait d'un lot.
Enfin, nous recommandons de débloquer urgemment des fonds pour couvrir les frais induits par la crise, aujourd'hui entièrement financés par les associations.
Nous avions deux pièges à éviter : jeter l'opprobre sur les associations, et plomber le FEAD. Nous ne remettons en question ni les associations ni le fonds. Les négociations sur le FEAD, dont le budget représente 500 millions d'euros sur six ans, vont revenir en 2021. Nous souhaitons que cette aide, qui touche 5 millions d'euros de personnes, demeure.
Enfin, permettez-moi de vous préciser que nos recommandations ont été présentées aux deux ministres en charge du dossier. Elles ont donné le sentiment de les apprécier.