Intervention de Loïc Rivière

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 17 juillet 2019 à 16h00
Audition de M. Loïc Rivière délégué général de tech in france

Loïc Rivière, délégué général de Tech in France :

Je tiens tout d'abord à souligner que nous représentons aussi des champions nationaux comme Dassault Systèmes, Criteo ou Cegid. Tech in France est membre d'une fédération professionnelle, la fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC), qui est elle-même adhérente du Medef. Nous participons donc régulièrement aux travaux du Medef.

Sur le fond, l'expression « souveraineté numérique » est large et il en existe plusieurs définitions. C'est pourquoi je voudrais circonscrire le sujet. Dans le domaine numérique, la souveraineté est la capacité de « se gouverner » seul. Pour un individu, il s'agit du contrôle des données personnelles. J'imagine que votre commission d'enquête s'intéresse aussi au fait que la souveraineté numérique peut croiser la notion de souveraineté nationale.

Aucun État n'est strictement souverain. La souveraineté est un objectif, et nous dépendons des autres pour la mettre en oeuvre. Il existe ainsi de nombreux sujets qui font l'objet d'une gouvernance partagée et qui trouvent des réponses par le multilatéralisme. La France s'inscrit d'ailleurs historiquement dans ce mouvement.

Le monde numérique est un monde de communication, donc d'interdépendance, ce qui entraîne d'ailleurs une certaine contradiction avec l'expression « souveraineté numérique ». Je le redis, le numérique, c'est, par définition, la communication, l'interdépendance - on parle d'ailleurs souvent d' effets de réseau. La digitalisation de nos sociétés et de nos économies crée de plus en plus d'interdépendances. Le Président de la République, Emmanuel Macron, déclarait lors de la 72e Assemblée générale des Nations Unies : « Ce qui nous protège, c'est notre souveraineté et l'exercice souverain de nos forces au service du progrès. C'est cela l'indépendance des nations dans l'interdépendance qui est la nôtre ». Nous sommes donc bien dans un contexte d'interdépendance.

Dans le cadre d'un État-nation, se gouverner soi-même et décider seul supposeraient d'être strictement et technologiquement indépendant dans tous les domaines : en matière numérique, cela pourrait signifier disposer de notre propre moteur de recherche, réseau social, système d'exploitation ou plateforme de e-commerce. Or l'intérêt de ces outils est précisément d'être adoptés par tous et de communiquer ensemble - c'est d'ailleurs pour cette raison que les gens les choisissent.

En quoi la souveraineté nationale peut-elle être menacée par le numérique ? Il me semble que votre commission pose très légitimement la question de la maîtrise des intérêts vitaux. Nous ne devons pas confondre ce sujet avec d'autres qui relèvent d'éventuels dysfonctionnements économiques ou de marché : par exemple, la dépendance des acteurs du streaming musical ou du e-commerce envers les plateformes mondiales ne met pas en cause la souveraineté numérique nationale. Il est important de circonscrire ainsi le sujet, car qui trop embrasse mal étreint ! Une acception trop large polluerait le débat et ne nous permettrait pas de nous concentrer sur les sujets les plus pertinents appelant des réponses de politique publique.

Par ailleurs, je voudrais dire que nous devons avoir les moyens de nos ambitions. Dans le domaine militaire, la défense des intérêts nationaux est pensée au-delà du strict cadre territorial et nécessite de disposer d'une capacité de projection et d'intervention. Ainsi, la France va se doter d'un commandement en charge de l'espace. En matière numérique, l'approche est nécessairement différente ; la dimension territoriale ne s'aborde pas de la même manière. Laisser penser que nous pourrions nous doter demain d'un Google français ou d'un système d'exploitation français ne serait pas réaliste par rapport à nos moyens et nous écarterait du sujet.

En revanche, il existe des questions critiques dans le domaine régalien qui relèvent de nos intérêts vitaux. Le premier aspect concerne la confrontation entre des technologies émergentes et le monopole régalien. Je pense par exemple à l'authentification et à l'identité numériques, à l'essor des cryptomonnaies, aux technologies de surveillance numérique ou d'observation par satellite, à la cybersécurité, au chiffrement, aux biens à double usage, etc. En soi, l'innovation est neutre, mais certaines technologies nouvelles pourraient constituer des menaces si le pouvoir régalien ne s'en emparait pas au bon moment et de manière satisfaisante.

La souveraineté numérique croise aussi les intérêts vitaux du pays lorsque des capacités industrielles peuvent faire l'objet de menaces stratégiques. Il est clair que la France et l'Europe sont loin d'être dans le peloton de tête de ce point de vue, ce qui est problématique en termes stratégiques. Les acteurs sont plutôt américains, ou asiatiques. C'est le cas pour les composants électroniques clés - la France ayant perdu beaucoup de ses actifs dans ce domaine -pour les réseaux - je vous renvoie aux débats actuels sur la 5G -, pour l'offre de cloud ou pour la cybersécurité, domaine dans lequel nous ne disposons pas de pure player de taille mondiale - nos entreprises sont innovantes et performantes, mais elles travaillent uniquement sur des secteurs de niche. De ce fait, au-delà du périmètre stratégique, les entreprises s'équiperont demain de solutions étrangères.

L'une des explications de cette situation est que nous avons délaissé la politique industrielle ; elle nous a pourtant permis de construire des champions, mais pas dans le secteur du numérique à l'exception de Dassault Systèmes ou d'Atos. Contrairement au Nasdaq, le CAC 40 abrite peu d'acteurs de moins de 25 ans. Le ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, a raison de mettre en avant le rôle de la politique européenne qui a parfois contrecarré l'émergence de champions nationaux ou européens du fait de l'application des règles de concurrence. Seule une politique industrielle pensée au niveau européen permettrait de répondre aux défis actuels.

Dernier point que je souhaite aborder à ce stade :. toutes les entreprises ont besoin d'un cadre de régulation stable qui ne porte pas atteinte à l'innovation. Il faut aussi que la France s'implique dans la préparation des traités qui concernent le numérique - je pense au Cloud Act ou au projet européen e-evidence - et dans les différents échelons de la gouvernance numérique mondiale. Il est vrai que les Français sont de plus en plus engagés sur ces sujets. Nous devons enfin nous doter d'une cyberdéfense européenne, qui doit être un axe prioritaire de développement dans lequel nous devons mettre en adéquation les capacités industrielles et nos ambitions de défense.

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