Le recrutement de profils formés aux nouvelles technologies est l'un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les différents acteurs non seulement du secteur producteur de technologie, mais aussi de tous les secteurs en voie de digitalisation. De fait, la très forte pénurie de main-d'oeuvre continue de s'accroître.
Nous travaillons sur cette question dans le cadre du pacte productif que le Président de la République a lancé au mois d'avril dernier. Un groupe de travail, animé par le secrétaire d'État Cédric O, cherche des solutions concrètes à ces problèmes de recrutement dans le secteur de la cybersécurité, qu'il s'agisse de la défense nationale par exemple ou tout simplement des besoins des entreprises. Nos formations sont reconnues et les profils qualifiés sont « chassés » par des acteurs ayant investi en France et disposant d'une attractivité salariale importante. Il s'agit d'un problème à grande échelle et d'une faiblesse de notre écosystème. Nous y travaillons.
Monsieur le rapporteur, on peut effectivement regretter qu'il n'existe pas de structure de pilotage plus pérenne de notre stratégie industrielle. Toutefois, en matière d'innovation, en particulier dans le numérique, ce que l'on prévoit de mettre en place dans dix ans peut se révéler dépassé après seulement deux ans.
Aux États-Unis, par exemple, la Defense Advanced Research Projects Agency, ou DARPA, essentiellement liée à l'environnement militaire, joue un rôle de pilotage des investissements en apportant des soutiens très importants à certaines entreprises innovantes. Comme l'ont souligné beaucoup de rapports, il manque sans doute en France une telle structure de pilotage, qui permettrait d'envisager d'un point de vue stratégique les investissements que la France devrait réaliser au profit des entreprises et secteurs critiques. Si nous comptons beaucoup d'acteurs sur le marché, ils ne sont pas suffisamment puissants. Nous disposons toutefois d'un formidable outil : la BPI.
En ce qui concerne la question du cloud souverain, la dernière expérience menée a laissé un goût amer. Il est essentiel de bien différencier les données relevant du marché de celles, plus sensibles, entrant dans le champ de la souveraineté numérique. En dépit de l'échec des entreprises choisies à l'époque, la problématique reste structurante : il est dans l'intérêt de la France de disposer d'alternatives en matière de cloud.
La question est de savoir où placer le curseur entre un cloud souverain hébergeant uniquement les données sensibles de l'État et un cloud également capable de répondre aux besoins des grands utilisateurs nationaux.
Certains acteurs, comme OVH que vous avez auditionné, ont connu une croissance exceptionnelle. Selon les dires de certains de leurs utilisateurs, qu'il serait intéressant de vérifier, ils ne parviennent pas toujours à répondre à l'intégralité de la demande. Toujours est-il que ces acteurs ont besoin de grandir à l'échelle européenne pour peser face aux acteurs mondiaux. La problématique du cloud souverain est donc toujours valable mais je pense qu'il faut plutôt faire confiance au marché et soutenir les acteurs français quand ils en ont besoin.
La France dispose de très grands savoir-faire en matière de cybersécurité. Quand j'évoquais le peloton de tête dont nous serions absents, je faisais davantage allusion à notre puissance de marché qu'à notre savoir-faire technologique. Nos pépites sont régulièrement rachetées par des acteurs mondiaux ou par des acteurs nationaux de la défense et de la sécurité qui les intègrent dans leur offre. Malheureusement, ces derniers ne sont pas suffisamment gros pour couvrir l'intégralité de la gamme fonctionnelle de la cybersécurité ni concurrencer les grands offreurs génériques du marché.
La portabilité est un sujet à manier avec précaution. Elle est souvent perçue comme un moyen de « libérer » les énergies et d'ouvrir l'innovation à certaines start-up dans des secteurs où les données sont devenues le nouveau pétrole. Or les données sont souvent enrichies par des algorithmes, par des innovations. Elles peuvent donc embarquer de la propriété intellectuelle, de la valeur propre à l'entreprise. Les pouvoirs publics ne sont d'ailleurs intervenus que par touches successives sur des secteurs relevant soit d'une certaine conception de l'intérêt général, soit d'infrastructures.
Il faut se garder de généraliser et avoir le souci de mener des études d'impact intelligentes. Si l'on organisait la portabilité d'un certain nombre de données, comment pourrait-on s'assurer de ne pas favoriser des acteurs dominants du secteur accusant un retard en termes d'innovation, mais disposant d'un grand pouvoir de marché ? C'est toute la problématique de la régulation en général : il s'agit d'une arme fatale à manier avec précaution. En essayant de briser des situations dominantes ou de monopole, on peut déstabiliser un marché au profit d'autres acteurs que ceux que l'on souhaitait favoriser.
L'interopérabilité est la capacité des systèmes à communiquer entre eux. Les acteurs les plus innovants, pour se protéger de l'appétit des géants, ont tendance à développer des formats fermés. L'interopérabilité relève souvent soit d'un choix industriel de l'entreprise, soit de la régulation face à une rente de situation qui ne crée plus ni valeur ni innovation. Là encore, il faut procéder avec analyse et mesure. Il ne faut pas confondre interopérabilité et open source ou logiciel libre. Ce dernier relève d'un business model particulier, celui de la mutualisation de la recherche-développement en s'appuyant sur une communauté. Par la suite, la distribution sur le marché s'opérera avec des modes de licence open source. La valeur va en quelque sorte se déplacer de la propriété intellectuelle aux services associés.
Ce business model n'a pas fait florès en termes de réussite économique, mais il continue de se développer. On dit de Microsoft qu'elle est aujourd'hui la première entreprise d'open source dans le monde. En quelques années, nous sommes passés d'un conflit sur la conception de la propriété intellectuelle à l'intégration par le monde propriétaire pour arriver à des modèles mixtes.
Nous comptons quelques réussites nationales et mondiales dans le domaine de l'open source. Je pense notamment à Talend, entreprise aujourd'hui cotée au Nasdaq et dont l'un des fondateurs présidait Tech in France voilà encore peu de temps.
Vous avez également soulevé la question du statut des plateformes. Vous faisiez très probablement allusion à la réouverture de la directive e-commerce et à la remise en cause du statut d'hébergeur. Nous avons toujours plutôt défendu le statut d'hébergeur, afin de garantir la neutralité du net. Il nous semble en effet important de ne pas permettre aux fournisseurs d'accès et aux moteurs de recherche d'éditorialiser internet. Cette irresponsabilité organisée constitue la garantie d'un internet libre et ouvert.
Toutefois, on se rend compte que, sur un certain nombre de sujets, cette irresponsabilité n'est pas forcément tenable - je pense notamment à la proposition de loi de la députée Laetitia Avia sur la cyber-haine. On confie de plus en plus de responsabilités aux hébergeurs, et donc aux plateformes. De facto, cela remet en cause la « pureté » de ce statut. Pour autant, cela ne doit pas forcément déboucher sur un nouveau statut tant les qualités du statut actuel d'hébergeur sont précieuses pour assurer la neutralité d'internet.
Le législateur et les pouvoirs publics confient toujours davantage de responsabilités aux plateformes en matière de régulation des contenus. Dans certains domaines, ces pouvoirs peuvent apparaître exorbitants. Dans le monde ancien, ils auraient sans doute relevé du juge. Il est donc aussi compréhensible que la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l'homme), par exemple, s'inquiète de ce déplacement.
Nous concevons qu'une certaine forme de responsabilisation supplémentaire puisse être imposée, la justice ne pouvant répondre à certaines exigences, notamment en matière de haine.
Toutefois, nous avons critiqué l'alignement de cette proposition de loi sur le périmètre de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, laquelle s'appuie sur certaines dispositions du code pénal, notamment la loi de 1881. On se retrouve ainsi avec des éléments relevant davantage de la définition d'une morale publique que de la haine. Or cette proposition de loi n'avait pleinement son sens que circonscrite à son objet initial, à savoir la lutte contre la haine en ligne. In fine, c'est toujours au juge que devra revenir le dernier mot.