La question de la souveraineté numérique me tient particulièrement à coeur : notre souveraineté nationale, comme la souveraineté européenne, dépend en effet de notre capacité à bâtir technologiquement, financièrement et industriellement notre souveraineté digitale. Depuis une quinzaine d'années, nous avons à l'évidence pris du retard à cause de notre incapacité à faire émerger des géants du numérique français ou européens comparables aux géants américains ou chinois et à financer les technologies de rupture indispensables, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle. Or ces ruptures technologiques non seulement construiront ou non notre souveraineté politique, mais elles feront au XXIe siècle des vainqueurs et des vaincus, comme l'avait fait au XIXe siècle la révolution industrielle. Ceux qui maîtriseront les technologies de rupture seront les vainqueurs et leurs clients seront les vaincus. Il est donc indispensable de maîtriser, dans les années qui viennent, un certain nombre de ces technologies de rupture : je pense en particulier à l'intelligence artificielle, à la nano-électronique et au calculateur quantique. On peut toujours parler de souveraineté politique matin, midi et soir en sautant sur son fauteuil comme un cabri, mais, sans maîtrise de ces ruptures technologiques, il n'y a plus de souveraineté politique. Quand vos voitures sont guidées par des logiciels étrangers ou que vos communications sont transmises par des fibres étrangères, vous n'avez plus de souveraineté politique. Voilà à quel niveau je veux placer les enjeux liés à la révolution digitale.
Cela implique que nous répondions à toutes les questions issues de cette révolution technologique. Quelle fiscalité construire pour financer ces ruptures technologiques ? Comment protéger nos données personnelles et nos données publiques ? Comment concilier ces ruptures technologiques avec la maîtrise de nos destins individuels et le respect de la vie privée, qui font partie de notre modèle de société européen, très différent de celui qui se bâtit aux États-Unis ou en Chine ? Les deux sujets politiques que votre commission d'enquête, que je trouve particulièrement bienvenue, doit traiter me semblent en effet être ceux-ci : la souveraineté politique et le mode de société dans lequel nous voulons vivre au XXIe siècle.
Comment pouvons-nous faire de la France le pays de l'innovation de rupture en Europe et combler le retard que nous avons pris depuis plusieurs années ? C'est très simple : il faut de l'argent ! Le financement est la clé absolue.
S'il n'y a pas de champion digital en Europe, c'est d'abord parce qu'il n'y a pas les financements nécessaires, ce qui permet ainsi à tous les géants du numérique, notamment américains, de racheter nos technologies et nos start-up. Nous sommes bons pour créer des start-up, nous sommes bons sur la recherche, notamment fondamentale, ou sur l'innovation, mais comme nous n'avons pas les moyens de les faire grandir, nous faisons le profit et la chance de pays étrangers. Je me demande même si l'argent public est bien employé quand il sert au financement de start-up qui sont ensuite rachetées par les Américains... Il est donc indispensable que nous ayons des financements qui se chiffrent en centaines de millions d'euros pour les projets les plus importants. On dénombre 36 « licornes » chinoises, c'est-à-dire des entreprises avec un chiffre d'affaires supérieur à 1 milliard de dollars, contre 93 aux États-Unis, 6 seulement en France et une poignée en Europe.
Depuis mai 2017, nous avons pris des décisions, dont certaines ont été critiquées, mais que je revendique parce que je les crois indispensables au financement de cette innovation. D'abord, un allégement massif de la fiscalité sur le capital, sur lequel un comité d'évaluation placé auprès de France Stratégie rendra ses premières conclusions au cours de l'automne. Ensuite, la sanctuarisation du crédit d'impôt recherche ; je sais qu'il est critiqué, car il représente aujourd'hui plus de 6 milliards d'euros de dépense publique, mais - je le redirai à l'occasion de la présentation du projet de loi de finances pour 2020 d'ici quelques jours -, s'il faut tenir compte des remarques de la Cour des comptes sur les dépenses de fonctionnement, qui doivent être moins lourdes pour le contribuable, il ne faut pas modifier les paramètres fondamentaux, notamment sur le régime de groupe. Ce serait une erreur stratégique, car nos entreprises ont besoin de stabilité pour investir. Si nous voulons garder des centres de recherche en France et continuer à être dynamique en matière de financement de l'innovation, il faut une fiscalité stable, notamment sur le crédit d'impôt recherche. Enfin, je revendique la cession d'actifs publics, même si cette question fait couler beaucoup d'encre. Certains veulent que l'État gère les jeux de hasard ; je considère que ce n'est pas son rôle. Nous engageons donc la privatisation de la Française des jeux d'ici à la fin de l'année 2019 si les conditions de marché le permettent, en apportant toutes les protections nécessaires qui n'existent d'ailleurs pas aujourd'hui face à l'addiction au jeu. Car c'est bien tout le paradoxe, l'État a la maîtrise de la Française des jeux, mais il ne remplit pas son rôle en matière de protection contre l'addiction au jeu.
Je préfère donc renforcer le rôle de l'État en créant une autorité administrative indépendante, dont le premier objectif sera de lutter contre l'addiction au jeu, tout en laissant des opérateurs privés s'occuper des jeux de hasard, de tirage et de grattage, qui ne relèvent pas de la responsabilité de l'État.
Il en est de même pour Aéroports de Paris : nous allons renforcer les protections, notamment sur les tarifs aéroportuaires et les contrôles aux frontières, mais ce n'est pas le rôle de l'État de gérer des activités commerciales d'un aéroport - boutiques, hôtels ou parkings. L'argent de l'État sera mieux employé en investissant dans ce fonds pour une innovation de rupture, doté de 10 milliards d'euros, qui a deux avantages. Le premier, c'est qu'il dégagera des financements stables sur une longue durée pour financer des innovations de rupture inaccessibles aux opérateurs privés faute de rentabilité - 250 millions d'euros de revenus par an, représentant 2,5 milliards sur dix ans, garantis, car non soumis aux procédures budgétaires. Deuxième avantage, il préfigure le fonds pour l'innovation de rupture européen que nous appelons de nos voeux avec le Président de la République, et qui nous permettrait de disposer du même instrument que la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa) américaine, qui garantit des financements de longue durée à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros pour des innovations de rupture très coûteuses et non rentables au départ.
Cette politique commence à donner des résultats : le marché du capital-risque français est en pleine croissance, puisque les levées de fonds sont passées de 1 milliard d'euros en 2014 à 3,6 milliards en 2018 et devraient atteindre 5 milliards en 2019. Nous sommes devenus la première destination pour les investissements industriels et les investissements en recherche et développement, avec 144 projets en 2018, soit plus que l'Allemagne et le Royaume-Uni réunis. Enfin, la France est le premier pays d'entrepreneurs en Europe.
La difficulté qui subsiste, sur laquelle je travaillerai la deuxième moitié du quinquennat, tient au fait que nous avons du mal à lever des tickets importants. Je pourrais citer nombre de PME très réputées qui voudraient grandir, que ce soit dans le domaine de la santé, de la musique ou du transport, et qui cherchent des tickets à 100, 200 ou 250 millions d'euros, mais qui ne les trouvent ni en France ni en Europe et doivent s'adresser à des fonds américains. C'est une perte de souveraineté directe pour la France. Faciliter la levée de fonds pour des tickets supérieurs à 100 millions d'euros est donc, à mes yeux, une priorité absolue. Un excellent rapport m'a été remis par Philippe Tibi sur le financement de nos leaders technologiques français en France ; nous nous en inspirerons pour faire des propositions. Je ne me résigne pas à ce que nous financions des start-up pour qu'elles deviennent des champions américains plus tard.
Il faut aussi protéger nos technologies : il n'est pas acceptable qu'un géant de la robotique allemand comme Kuka, dans lequel des centaines de millions d'euros ont été investis, soit racheté par un géant chinois, qui bénéficie dès lors des meilleures technologies en matière de robotique. Je l'ai dit depuis le début du quinquennat, je refuse le pillage des technologies françaises. Aujourd'hui, un certain nombre de puissances étrangères ne s'intéressent plus seulement à des géants industriels comme Safran et Thales. Elles convoitent de plus en plus de petites start-up installées dans des villes de taille moyenne qui ont des technologies de rupture ou qui commencent à les mettre en place. Nous allons donc protéger un certain nombre de secteurs technologiques grâce au renforcement, prévu par la loi Pacte, du contrôle des investissements étrangers en France.
Je pense en particulier à trois secteurs technologiques directement liés à notre sécurité nationale : la cybersécurité, le spatial et l'intelligence artificielle.
La deuxième protection qu'il faut garantir au-delà des technologies concerne la protection des données. Les inquiétudes face au Cloud Act sont tout à fait fondées. Nous avons défini avec le Président de la République une réponse stratégique sur cette question en distinguant les types de données.
Il convient en premier lieu de protéger les données personnelles. Après le scandale planétaire de Cambridge Analytica, il est intolérable de voir, comme ce fut le cas il y a encore quelques jours, de grandes entreprises du digital enfreindre le règlement général sur la protection des données (RGPD). La Commission européenne doit donc être totalement intransigeante sur ces questions et nous devons nous appuyer sur l'Union européenne pour protéger les données personnelles.
En deuxième lieu, nous devons protéger certaines données des acteurs économiques. J'ai eu de longs échanges avec l'ensemble des entreprises concernées afin de définir les données concernées. Certaines données économiques ne sont pas stratégiques et se chiffrent en millions, voire plus, et peuvent être stockées en libre accès ; ce serait donc un mauvais investissement que de vouloir les stocker de façon sécurisée. Des données plus sensibles peuvent être stockées chez des opérateurs américains, qui ont des capacités de stockage et surtout de valorisation dont nous ne disposons pas. Nous ne pouvons pas demander aux entreprises de ne plus stocker les données chez ces opérateurs si nous ne sommes nous-mêmes pas capables de leur offrir ces mêmes services de valorisation. Nous voulons donc que l'administration américaine ne puisse pas récupérer ces données sans que l'entreprise soit avertie et sans un minimum de contrôles. Or, dans le Cloud Act, n'importe quelle agence américaine - je ne parle pas de la justice - peut le faire. Nous souhaitons parvenir à un accord entre l'Union européenne et les États-Unis pour qu'aucune administration américaine ne puisse récupérer ces données sans l'accord explicite de l'entreprise, préalable ou non, l'accord préalable étant de loin la meilleure solution
En troisième et dernier lieu, on considère les données directement liées à notre souveraineté ou à nos intérêts fondamentaux, comme les données de prix sur des ventes d'avions, qui ne doivent pas être hébergées autrement que chez un hébergeur national ou européen. Nous voulons donc créer un cloud de confiance français d'ici à la fin de l'année 2019, en nous appuyant en particulier sur l'entreprise Dassault Systèmes. Il pourra stocker toutes les données stratégiques des entreprises privées ou publiques qui le souhaitent, avec toutes les garanties de sécurité nécessaires.
Concernant le projet de monnaie virtuelle Libra de Facebook, je l'ai dit à plusieurs reprises, notamment à l'occasion du G7 des ministres des finances à Chantilly, je ne puis accepter qu'une entreprise privée se dote de cet instrument de souveraineté d'un État qu'est la monnaie. Cela pose des problèmes de sécurité : Libra ne serait pas soumis aux instruments de lutte contre le financement du terrorisme que nous avons bâtis notamment avec le Groupe d'action financière (GAFI), et qui sont très efficaces et très contraignants. De plus, dans des États ayant une monnaie faible, Libra pourrait parfaitement se substituer à ces monnaies souveraines : en Argentine, dont la monnaie, le peso, a connu des dévaluations successives très fortes et une évasion monétaire majeure, ce serait sans aucun doute le cas. Libra présente enfin un risque systémique, Facebook n'est pas une PME avec 45 clients - il a 2 milliards d'utilisateurs.
Se pose cependant une véritable difficulté liée aux coûts de transaction internationaux, y compris à l'intérieur de l'Europe. Nous devons travailler dans deux directions, l'une privée, l'autre publique. La première, c'est d'examiner la manière dont les banques privées, notamment françaises, peuvent parvenir à réduire les coûts de transactions financières, et je sais que certaines y sont prêtes. Par ailleurs, deuxième piste dont je me suis entretenu avec Mario Draghi et Christine Lagarde, il faut réfléchir à une monnaie digitale publique. Je proposerai, à l'occasion de la réunion des ministres des finances à Washington en octobre prochain, de lancer la réflexion sur ce projet, qui apporterait des réponses aux difficultés de coût et de rapidité de transaction. Certaines banques centrales au Royaume-Uni, ou en Suède, ont commencé à lancer des expériences sur ce sujet. Je pense qu'il serait bon que la Banque centrale européenne puisse se saisir de cette difficulté.
Au-delà du sujet du financement de l'innovation et de la protection de nos données et de nos technologies, notre troisième grande réponse réside dans la fiscalité. La France n'a jamais voulu viser quelque entreprise que ce soit, et certainement pas celles de nos alliés américains. Mais les champions américains du secteur digital ont simplement pris une avance par rapport à nous. Les taxer n'a jamais été le projet français ; le projet français, c'est de bâtir une fiscalité adaptée à la réalité économique du XXIe siècle. Or, au XXIe siècle, la valeur se crée sans présence physique sur le territoire. On ne peut donc pas continuer d'alourdir les taxes et impôts sur les entreprises ayant une présence physique sur notre territoire, sur les entreprises manufacturières européennes, car cela ruinera ces dernières au profit d'entreprises chinoises ou américaines implantées ailleurs. Pour des raisons tant d'intérêt national que de justice, je ne peux pas l'accepter.
Certaines entreprises de ce secteur - je ne citerai pas de nom, mais tout le monde voit desquelles je parle -, qui engrangent chaque année en France un chiffre d'affaires de plusieurs milliards d'euros et ont des dizaines de millions de clients français, ne paient, parce qu'elles n'ont pas de présence physique en France - peu de salariés, pas d'usine -, que quelques millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés. C'est injuste et inefficace pour financer les biens publics.
Nous avons donc voulu combler ce vide fiscal, remédier à l'absence de juste taxation des entreprises n'ayant certes pas de présence physique en France, mais des clients, un chiffre d'affaires et des profits. La taxation de ces entreprises est un enjeu majeur de notre siècle.
Cela n'est d'ailleurs pas seulement vrai pour le numérique ; les profits des entreprises seront de plus en plus dématérialisés. Demain, la valeur d'une voiture résidera essentiellement, non pas dans sa carrosserie ou dans ses roues, mais dans les données qui alimenteront son système de guidage autonome. Il en va de même pour les boutiques de luxe, dont la valeur réside dans la marque, qui est intangible. Pour certaines entreprises manufacturières, comme Safran, la valeur réside non pas dans ses trains d'atterrissage, mais dans les données générées à chaque atterrissage et qui peuvent être revendues.
Tel est le projet de taxe numérique que nous portons depuis deux ans. Nous avons essayé de le faire adopter à l'échelon européen, et nous étions sur le point d'y arriver, mais quatre États s'y sont opposés - le Danemark, l'Irlande, la Suède et la Finlande. Vingt-quatre États y étaient favorables, mais la règle en matière fiscale étant l'unanimité, nous n'avons pas pu faire aboutir cette taxation. Il y avait pourtant une proposition solide de la Commission ; j'en déduis que nous devons rapidement passer, en matière fiscale, à la règle de la majorité qualifiée.
Ainsi, faute de solution européenne, nous avons conçu cette législation nationale, qui a d'ailleurs été adoptée à l'unanimité par le Sénat et l'Assemblée nationale ; preuve que la prise de conscience de l'enjeu stratégique de cette taxation, tant par les parlementaires que par les Français, est réelle. Je note en outre que des législations similaires sont en cours d'adoption dans d'autres pays, en Espagne, en Italie, en Autriche ou encore au Royaume-Uni, à la fois pour des raisons de justice et d'efficacité fiscale.
Les États-Unis nous ont menacés d'augmenter la taxation sur le vin français. Mais une décision souveraine a été prise et sera donc appliquée, à compter du 1er janvier 2019, aux grandes entreprises numériques, celles dont le chiffre d'affaires mondial est supérieur à 750 millions d'euros. Néanmoins, nous avons trouvé, avec nos amis américains, un accord de principe lors du sommet du G7 de Biarritz. D'une part, nous allons chercher, à l'échelon international, au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une solution, qui se substituera, avant même sa ratification, à notre législation nationale. D'autre part, si les montants payés en 2019 au titre de notre taxation nationale sont supérieurs à ce qu'ils auraient été sur la base de la taxation internationale, les entreprises concernées toucheront un crédit d'impôt correspondant à la différence. Ainsi, dès lors que la taxation internationale sera adoptée, les entreprises taxées n'auront subi aucun écart d'imposition.
La stratégie française était donc la bonne, car, si les choses bougent aujourd'hui à l'OCDE, c'est parce que la France a adopté cette législation. En effet, les États-Unis craignent une seule chose : la multiplication de taxes nationales partout dans le monde. Les négociations sont difficiles, c'est vrai, mais elles avancent. Nous avons mis en place un groupe de travail France-États-Unis-OCDE afin d'aboutir à un accord international d'ici le début de l'année 2020.
Les choses sont donc simples et nous sommes très ambitieux. Le constat est évident : l'Europe a pris un retard considérable, et il faut le rattraper. Pour cela, notre politique est ambitieuse : il faut, pour garantir notre souveraineté numérique au XXIe siècle, des financements adaptés, une protection solide et une fiscalité juste. Le Président de la République et le Gouvernement s'y emploient depuis deux ans.