Le sujet est absolument passionnant, madame la ministre. Nous savons combien votre ministère s'implique pour préserver la souveraineté numérique de notre pays. Lors de précédentes auditions, nous avons pu nous familiariser avec la politique que vous défendez, en particulier l'affirmation d'une stratégie offensive en matière de cybersécurité. Face aux défis à relever, j'ai deux préoccupations.
La première concerne la dimension économique du monde numérique. La France, que nous le voulions ou non, est un acteur important, mais minoritaire dans ce secteur. En effet, la majeure partie des investissements est aujourd'hui contrôlée par des acteurs extérieurs.
Je prendrai l'exemple du plan Nano 2022. Il s'agit d'un rendez-vous extraordinairement important. Seulement, les entreprises les plus importantes ne sont pas françaises et les débouchés de l'industrie commandent souvent, hélas, la réussite de ceux qui, en amont, conçoivent et imaginent les systèmes. Selon vous, peut-on maintenir un haut niveau de qualifications technologiques et scientifiques en France, alors que les acteurs nationaux n'auraient pas atteint une taille suffisante ? La question se pose aussi en matière de ressources humaines.
Nous avons réussi à maintenir une autonomie assez forte de nos industries de défense dans la plupart des domaines stratégiques, notamment grâce à la politique de dissuasion. Toutefois, le secteur du numérique étant profondément dual, le chiffre d'affaires des grands acteurs ne risque-t-il pas de marginaliser nos industriels au regard de leur place sur le marché ?
En matière de ressources humaines, a-t-on tenté de freiner le brain drain, notamment en s'intéressant aux expériences de pays plus petits qui ont mieux réussi que nous à mobiliser leurs effectifs ? Je suis étonné par exemple des résultats industriels d'Israël en matière de défense, malgré sa population réduite.
Mon second sujet concerne spécifiquement les conflits, tensions ou offensives cyber. Notre lutte informatique est bonne, mais le problème de l'identification de la menace se pose. En matière de défense, à la différence du domaine judiciaire, on ne peut pas se baser sur une forte présomption ; il faut travailler sur des faits établis. Cette difficulté d'identification tend à protéger nos adversaires et, en la matière, nous ne pouvons pas vraiment compter sur nos amis, en dépit des accords de coopération. Nos voisins n'hésiteront en effet jamais à nous « faire les poches »...
Votre bataille pour faire évoluer le droit international me semble donc indispensable, madame la ministre. Vous avez cité trois pays européens sérieux avec lesquels on peut travailler. Vous avez en revanche écarté trois grands pays, l'Italie, le Royaume-Uni et l'Allemagne, qui disposent pourtant d'une industrie de la défense et jouent un rôle significatif. Si nous n'arrivons pas à nous accorder avec eux et à jouer le jeu de la transparence, il sera difficile d'agir au plan international. En effet, une guerre contre un adversaire que l'on ne parvient pas à identifier ou que l'on identifie sans pouvoir le responsabiliser pour son acte est difficile à conduire.
Ces questions ne sont sans doute pas très concrètes, mais elles sont au coeur de ce problème majeur qu'est la souveraineté numérique. Il est assez facile de défendre un territoire délimité par des frontières, beaucoup moins de défendre un espace numérique traversé en permanence de part en part.
À quel moment la fréquentation non souhaitée de cet espace justifie-t-elle une réaction excédant le simple cadre numérique pour devenir politique ou militaire ? La question reste ouverte.