Je m'associe à vos remerciements, madame la présidente. Je me félicite de l'important travail que nous avons réalisé en commun dans un temps contraint. Nous avons eu beaucoup de réponses à la consultation en ligne que la mission avait lancée sur le site Internet du Sénat, ainsi que de nombreuses contributions des collectivités.
Comme l'a souligné Mme la présidente, nous n'étions pas forcément d'accord sur le projet de rapport présenté en juillet dernier. Chacun de nous ayant des positions différentes, nos échanges nous ont permis d'avancer sur la question de la gratuité. Le rapport que je vous propose me semble donc équilibré.
Il semblait en effet intéressant au groupe CRCE que les responsables politiques disposent, à la veille d'échéances électorales importantes, d'éléments précis leur permettant d'apprécier la question de la gratuité des transports collectifs en toute connaissance de cause. Car si nos positions divergent en la matière, après plusieurs mois de travaux approfondis personne ne peut dire que ce sujet ne présente pas d'intérêt. Pour s'en convaincre, il suffit de voir le nombre d'annonces, parfois précipitées et peu étayées, que des responsables politiques ont faites ces derniers mois, pour mettre en oeuvre prochainement la gratuité, ou, au contraire, pour écarter cette possibilité au bénéfice, souvent, de l'instauration d'une tarification solidaire.
Pour toutes ces raisons, il était important que le Sénat, au regard de son rôle institutionnel de représentant des collectivités territoriales, soit à même d'éclairer le débat. Comme l'a relevé Mme la présidente, le rapport fournit une analyse inédite : aucune étude d'ensemble ou comparative n'a été menée jusqu'à présent sur ce sujet, que ce soit à l'échelon national ou international. Toutes les collectivités que nous avons interrogées ne nous ont pas répondu, mais les éléments que nous avons pu recueillir auprès d'elles ainsi qu'au cours de nos auditions permettent de dégager quelques lignes forces.
Avant de vous les présenter, je voudrais insister sur un point : le sujet de la mission d'information portait exclusivement sur la gratuité des transports collectifs, et non pas sur la tarification en général et encore moins sur la politique des transports dans son ensemble. Je le rappelle pour nos collègues qui ne sont pas membres de la commission du développement durable et qui n'ont pas suivi les débats sur le projet de loi d'orientation des mobilités. Il ne s'agit pas de faire comme si la question de la mobilité n'existait pas en zone rurale et péri-urbaine ; je suis l'élu d'une commune de montagne de 170 habitants et je sais combien elle y est présente - je l'ai d'ailleurs indiqué dès l'avant-propos du rapport. Je vous propose d'ailleurs une recommandation forte à ce sujet.
Autre préalable - c'est l'objet d'une autre recommandation -, tous nos travaux montrent qu'il faut dépassionner le débat. Si nous ne pouvons pas sortir des grandes déclarations de principe - « la gratuité ça n'existe pas », « les entreprises n'ont qu'à payer », « si les transports étaient gratuits, ils seraient vandalisés », « la gratuité peut être financée par la suppression de la billetterie et des contrôles » -, nous n'irons pas bien loin, alors qu'il existe une forte attente : 10 000 réponses à notre questionnaire en ligne le confirment ! Je vous invite sur ce point à vous reporter au rapport, qui conclut très clairement que la gratuité est une idée ni bonne ni mauvaise en soi.
En revanche, s'il faut lui reconnaître un mérite spécifique, c'est la simplicité qu'elle introduit : la gratuité totale est le seul système qui permet à tout un chacun de bénéficier de l'offre de transport sans aucune démarche. Toute autre méthode ou tarification, même solidaire, ne présente pas la même facilité ; j'en veux pour preuve les « gratuités » partielles pour les jeunes telles qu'elles existent désormais dans plusieurs collectivités importantes : il s'agit en réalité d'un remboursement, ce qui ne supprime pas la nécessité de faire l'avance des frais. Avec la gratuité intégrale, plus de question à se poser, de démarche à entreprendre, d'argent à avancer.
En ce sens, elle ouvre la voie à une révolution sociale des mobilités. Je suis d'accord avec vous, madame la présidente, les collectivités qui ont mis en place la gratuité totale l'ont fait d'autant plus facilement que l'offre y était supérieure à la demande. Le maire de Niort nous a expliqué comment il avait pu rendre le bus gratuit, tout en diminuant l'offre. À Dunkerque, le maire « préfère transporter des gens que des banquettes vides », pour reprendre son expression. J'irai plus loin, la gratuité totale permet aussi à des personnes éloignées de la mobilité, et par conséquent de la vie économique et sociale, de s'y retrouver. La gratuité totale est simple : elle ne suppose aucune démarche, ne demande aucun effort particulier. Si la gratuité aide des personnes isolées à se réinsérer et à renouer du lien social, pourquoi s'en priver ?
C'est évidemment une formule provocatrice, et je sais que toute décision politique suppose des choix : faut-il, pour financer la gratuité, diminuer les moyens prévus pour accroître l'offre de transports ? Là aussi, il nous faut sortir d'une opposition stérile. À juste titre, les usagers réclament de l'offre, mais il ne faut pas nécessairement raisonner à enveloppe finie. C'est ce que nous enseigne le cas de Dunkerque : certes, le versement transport (VT) avait été augmenté avant même le passage à la gratuité, mais la mairie a également renoncé à construire un grand équipement de spectacles de type Arena ainsi que le tramway. De son côté, la communauté de communes Moselle et Madon a mis en place un système de bus gratuits, au prix d'un effort financier important à son échelle. Le débat ne doit donc pas être binaire : ce n'est pas la gratuité contre l'offre, ni même la gratuité plutôt que l'offre. La gratuité totale a été considérée par toutes les collectivités l'ayant mise en place comme un élément d'un projet global. Je vous renvoie sur ce point à l'expression employée par le gouvernement luxembourgeois : la gratuité comme « la cerise sur le gâteau de l'intermodalité ». En France, quelle que soit la motivation principale ayant présidé à sa mise en oeuvre - amélioration du pouvoir d'achat, revitalisation du centre-ville, décongestion -, la gratuité n'est qu'un moyen, et non une fin en soi.
Autre élément important, la gratuité n'est pas seulement la suppression d'une recette. Elle répond également à la nécessité de faire face à une hausse très sensible de la fréquentation, souvent rapide, et qui perdure. Il faut penser la gratuité dans la durée - c'est une autre de mes recommandations. Il est trop facile de formuler des propositions généreuses, sans évaluation préalable, à court comme à long terme.
Sur le plan écologique, le bilan est plus mitigé. Surtout, il est âprement disputé, y compris au sein de la communauté scientifique. Certains insistent sur le report modal de la voiture, d'autres sur l'échec relatif résultant du report des modes actifs, notamment du vélo ou de la marche à pied. Les parts de la voiture et des modes actifs sont trop dissemblables pour que l'on puisse en tirer des conclusions définitives : si la part de la voiture diminue peu, c'est avant tout parce qu'elle représente l'essentiel des trajets dans les collectivités où la gratuité a été mise en place. Mais nous manquons encore de recul, et ce n'est qu'avec le temps que nous pourrons dire, par exemple, si les habitants de Dunkerque ont renoncé à l'achat d'une voiture.
Pour être tout à fait complet, le rapport contient des éléments innovants sur les effets structurants de la gratuité, notamment en termes d'étalement urbain et d'éviction de certaines populations des zones desservies par des transports gratuits. Le bilan écologique global de la gratuité totale des transports collectifs est difficile à établir : il pourrait constituer un champ d'étude de l'observatoire de la tarification des transports, dont je vous propose de recommander la création.
Reste le point le plus épineux, celui du financement. Nous connaissons tous l'allergie fiscale des Français ; il est très difficile de modifier les équilibres en profondeur, comme l'ont bien montré les débats de la LOM. C'est pourquoi le rapport dresse un simple état des lieux des pistes envisageables. Le VT - versement mobilité (VM) à l'avenir - est une ressource vertueuse, qu'il est fondamental de ne pas remettre en cause.
Par ailleurs, tout comme vous, madame la présidente, je suis très sensible au risque de paupérisation des AOM : ce n'est vraiment pas le moment de leur couper les ailes, alors qu'elles vont devoir faire face à des investissements importants, en particulier pour financer l'acquisition de matériels plus écologiques. C'est pourquoi je ne formulerai qu'une recommandation en matière financière : le retour à une TVA à 5,5 % sur les services de transports de voyageurs.
Vous me permettrez de noter que l'un de nos collègues membres de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, appartenant à la majorité sénatoriale - Jean-François Longeot - vient de déposer une proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, afin que les investissements publics de la transition écologique et énergétique soient exclus du déficit budgétaire. C'est la preuve que la piste consistant à exclure les dépenses liées à la transition écologique de la limitation des dépenses des collectivités territoriales, que je propose dans le rapport, commence à faire son chemin. Dans un souci de responsabilité, je n'ai cependant pas formulé de recommandation à ce sujet.
Le débat sur la gratuité des transports nous fournit également l'opportunité de penser la mobilité à l'heure du numérique. Je ne me risquerai pas à dire ce que seront les transports collectifs dans dix ou vingt ans, mais il est clair que le numérique est en train de bouleverser les usages en profondeur. Il offre de nouvelles possibilités en matière de réduction de la fracture territoriale, notamment en facilitant le covoiturage. Il constitue également le support à de nouvelles formes de tarification des transports collectifs - je pense au MaaS (Mobility as a Service) -, qui sont exactement à l'opposé de la gratuité : système universel d'un côté, tarification individualisée de l'autre.
Enfin, le rapport évoque ce que j'appelle la « dé-mobilité ». Considérant les préoccupations croissantes en matière de climat, nous ne pourrons faire l'économie d'un débat plus général sur notre course-poursuite effrénée à toujours plus de mobilité, quitte à créer dans le futur une véritable congestion propre.
En conclusion, le rapport traduit un point d'équilibre entre aspiration à une mobilité écologique pour tous et préservation des grands équilibres de notre politique de transports collectifs, qui a fait ses preuves. Il offre une boîte à outils à tous ceux qui s'intéressent à cette question, notamment les collectivités qui voudraient engager cette réflexion dans le cadre des prochaines élections.