Je dois, en toute modestie, reconnaître, à titre liminaire, que je connaissais mal le sujet de la souveraineté numérique, bien que le Sénat ait mené d'importants travaux sur ce thème - je pense notamment à ceux qui ont été réalisés à l'initiative de notre collègue Catherine Morin-Desailly. La création de notre commission d'enquête répond à une demande du groupe Les Républicains et s'inscrit dans le sentiment qu'un monde nouveau échappe au politique.
Notre réflexion se fonde sur un triple diagnostic. D'abord, la technologie numérique est vivante et le restera. Ensuite, la vitalité technologique et scientifique se double d'une créativité économique. J'ai notamment été impressionné, lors des auditions, par les possibilités de création de valeur en faisant apparaître de nouveaux besoins, de nouvelles possibilités et d'autres formes de relations entre clients et producteurs. Une telle créativité n'a aucune raison de cesser - voyez la commercialisation grandissante des données et le développement de la technologie des blockchains, laquelle repose sur l'adhésion de millions d'utilisateurs qui en espèrent un profit. Enfin, l'utilisation de l'outil numérique dans le cadre des conflits, qu'ils soient politiques ou armés, apparaît cruciale. À l'instar de la théorie française de la dissuasion nucléaire, il permet de gommer des dissymétries spectaculaires. Des pays de puissance et de philosophie politique différentes - les États-Unis et leurs Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam), la Chine et son État centralisé et totalitaire, la Russie et son opinion publique peu exigeante, Israël ou la Corée du Nord - usent mêmement de l'arme numérique. Certes, la technologie demande des investissements colossaux, mais elle se diffuse ensuite aisément au-delà des seuls cercles du pouvoir. Le système, vivant, exige un croisement permanent des informations.
La souveraineté de l'État peut être définie comme le fait d'adopter des lois organisant les relations entre les citoyens. Aussi la dynamique numérique peut-elle perturber notre système social. Pensez à la pollution des élections présidentielles américaines ou au contrôle social mis en place par la Chine où 400 millions de caméras doivent permettre l'identification faciale des Chinois par une intelligence artificielle et le jugement du comportement qu'ils adoptent dans la rue. La science-fiction devient réalité ! Imaginez qu'une personnalité telle que Greta Thunberg devienne présidente de la Commission européenne : nous pourrions disposer chacun d'un crédit d'émissions carbone qui, une fois épuisé, nous interdirait de voyager. Si l'outil numérique le permet, certains souhaiteront l'utiliser... Comme élus, nous devons défendre la démocratie, fondée sur le suffrage universel et la liberté d'expression, et lutter contre la marchandisation des informations.
S'agissant de la souveraineté économique, il paraît insoutenable pour l'autorité de l'État que les grands acteurs ne s'acquittent pas de leurs impôts. Pour sa crédibilité comme vis-à-vis des citoyens, l'État doit retrouver sa souveraineté fiscale. Le fondement de l'économie de marché réside dans l'application sans discrimination des règles de marché. Or, quelle peut être la réalité d'un marché numérique dans lequel quelques entreprises s'arrogent un monopole ? Quid, en outre, des rapports entre monnaies et crypto-monnaies ?
Les liens entre souveraineté numérique et ordre public offrent des perspectives aussi vastes que fragiles. En effet, avec les technologies numériques, le faible dispose de moyens considérables. Il devient donc difficile, y compris pour les puissants, de se protéger. La France commence à se forger une culture sécuritaire : bien qu'incomplète, la prise de conscience existe. Notre système de défense repose sur un système complexe de réseaux d'information, de transport, de commandement et d'exécution. Les offensives numériques existent, notamment à l'encontre des entreprises, comme Saint-Gobain en fut victime en Ukraine, mais il demeure difficile de leur attribuer une paternité et, partant, de riposter efficacement. Pourtant, les systèmes strictement défensifs paraissent insuffisants. Une telle évolution représente une interrogation réelle pour la souveraineté d'un État.