Merci Madame la Présidente. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis accompagné de M. François Lions, membre du collège, qui suit particulièrement le marché des entreprises, et de M. Adrien Laroche, chef de l'unité marchés entreprises de l'ARCEP.
Les questions que vous posez sont tout à fait légitimes et rejoignent très fortement la préoccupation de l'ARCEP. En effet, nous ne sommes pas satisfaits de l'état de la concurrence sur le marché des entreprises. L'ARCEP a été créée en 1997, à l'époque sous le nom d'Autorité de régulation des télécommunications, pour créer pro-activement une concurrence sur le marché. L'Autorité de la concurrence a un pouvoir transverse qui s'applique à l'ensemble des secteurs de l'économie. C'est un pouvoir qui intervient non en continu sur les secteurs, mais au coup par coup, soit pour réprimer des pratiques anti-concurrentielles, en cas d'abus de position dominante ou d'entente, soit pour accepter ou conditionner des concentrations. En revanche, le régulateur sectoriel entretient une relation continue avec son marché et prend des décisions en continu. C'est une première différence.
La seconde différence est liée au fait que l'Autorité de la concurrence ne peut intervenir vis-à-vis d'un monopole ou d'une entreprise dominante que lorsqu'il commet un abus. Cette position ne permet pas pro-activement de créer de la concurrence où il n'y en a pas. Un régulateur sectoriel est indispensable pour créer la condition de l'accès de nouveaux entrants aux ressources principales, c'est-à-dire les infrastructures essentielles qui conditionnent l'accès au marché.
Dans le cadre des télécommunications, il s'agit de l'accès au réseau du cuivre qui a permis le dégroupage au niveau local ou l'accès à des ressources telles que les fréquences ou les numéros. Il faut aussi permettre l'interconnexion entre les différents opérateurs pour que la diversité ne se traduise pas par des « silos » qui seraient une perte de valeur pour les utilisateurs. C'est un métier de régulateur sectoriel qui a justifié la création de l'ARCEP, mais cette démarche ne se substitue pas à l'action de l'Autorité de la concurrence qui reste compétente pour sanctionner des pratiques anticoncurrentielles et autoriser les concentrations.
Depuis vingt ans, le secteur des télécommunications a connu une belle ouverture du secteur de la concurrence en France. En effet, le pays compte quatre opérateurs nationaux puissants, et qui investissent fortement. Le marché grand public bénéficie d'une concurrence vive. La France est considérée comme l'un des marchés les plus concurrentiels d'Europe et du monde. Pour faire face aux défis de la fibre, de la 4G et demain de la 5G, le secteur a accru ses investissements de 40 % au cours des quatre dernières années. Le niveau d'investissement dans les télécommunications est extrêmement élevé en France. L'ARCEP est donc relativement satisfaite de la dynamique du marché des télécommunications.
Malheureusement, cette dynamique n'est pas aussi forte sur le marché des entreprises pour un certain nombre de raisons. Cette situation est notamment liée au fait que le marché s'est structuré autour de deux acteurs privés, Orange surtout et SFR, la taille du premier étant plus importante. Bouygues Telecom s'est investie sur le marché des entreprises, notamment du téléphone fixe, il n'y a que quelques années. Cet acteur se situe dans une phase de montée en puissance. Free, du groupe Iliad, n'a pris la décision que l'an dernier d'entrer sur le marché des entreprises en réalisant une acquisition.
Nous ne bénéficions pas de la même puissance concurrentielle que sur le grand public, ce qui n'est pas satisfaisant pour l'ARCEP. Nous avons reçu des signaux favorables venant des sociétés Bouygues et Free qui nous amènent à penser que les quatre grands acteurs dont la concurrence est très bénéfique sur le marché du grand public sont très engagés sur le marché des entreprises. Nous sommes raisonnablement confiants. Les signaux positifs encouragent la concurrence.
Concernant ce marché des entreprises, nous avons néanmoins souhaité mettre l'accent sur la concurrence et la technologie. Le rapport sur la transition numérique des PME de votre Délégation aux entreprises souligne, à juste titre, que la France est mal classée quant à l'utilisation des ressources numériques par les PME. Ces ressources sont parfois dépendantes d'utilisation de services de customer relationship management (gestion de la relation client) ou du cloud. Pour cette raison, nous avons voulu développer la concurrence et encourager l'accès des PME et TPE à la fibre. À l'heure actuelle, trois quarts des lignes des entreprises sont supportés par le cuivre, à haut débit, ce qui limite potentiellement la capacité des PME à s'engager dans la transition numérique.
Pour cette raison, nous avons mis un accent particulier sur la fibre. L'ARCEP utilise un processus, les « analyses de marché », mené tous les trois ans, sous le contrôle de la Commission européenne, après avoir reçu l'avis de l'Autorité de la concurrence et plusieurs consultations publiques. Ce processus complexe dure environ un an entre le lancement et la prise de décision. Il nous amène à prendre des décisions juridiquement contraignantes qui visent uniquement les opérateurs puissants. Cette régulation est « asymétrique ». Des obligations horizontales s'appliquent à tous les opérateurs de la même manière, par exemple la portabilité des numéros ou le respect d'un certain nombre de principes de protection des consommateurs. Certaines obligations ne sont imposées qu'aux opérateurs puissants, c'est-à-dire Orange dans le domaine du fixe. C'est de cette manière que sont créées pro-activement les conditions permettant l'émergence de la concurrence.
Afin de permettre la numérisation des PME et l'accès massif à la fibre, nous avons adopté à la fin de l'année 2017 une batterie de mesures ambitieuses pour créer pro-activement ce marché concurrentiel. Le marché de la fibre est porté historiquement par des déploiements dédiés. La boucle locale optique dédiée (BLOD) est liée au fait que l'opérateur déploie pour raccorder le site d'une entreprise une fibre exprès pour celle-ci, ce qui présente un coût important en mobilisant le génie civil ou des techniciens. En outre, la redondance impose parfois de déployer en parallèle deux réseaux.
Le plan France Très haut débit prévoit l'arrivée du FTTH (Fiber to the Home, ce qui signifie « Fibre optique jusqu'au domicile »), la fibre jusqu'à l'abonné dans tous les immeubles. Nous avons voulu utiliser ce déploiement pour favoriser la concurrence sur la fibre mutualisée. Nous y voyons deux avantages. Tout d'abord, la fibre étant mutualisée, les coûts sont partagés entre le grand public et les professionnels. Une partie du réseau est partagée entre les deux marchés, et le marché professionnel peut bénéficier de synergies extrêmement importantes, ce qui offre potentiellement l'accès à la fibre à moindre coût. Le second avantage est qu'il existe un écosystème d'acteurs autour du FTTH, qui peut adresser ce marché des entreprises.
Nous avons décidé de créer pro-activement un espace économique, c'est-à-dire des opportunités entrepreneuriales, pour des acteurs s'immisçant entre deux niveaux de la chaîne de valeur. Ces acteurs sont en mesure de louer des infrastructures ou de co-investir dans des infrastructures avec les opérateurs qui déploient la fibre, principalement Orange et SFR, mais notamment des réseaux d'initiative publique, et de revendre cet accès sous la forme d'un accès activé non aux entreprises, mais à des opérateurs existant sur ce marché, notamment par la fibre dédiée, en vendant des accès au cuivre, et qui pourraient vendre de l'accès à la fibre en bénéficiant des synergies de coût. L'objectif de cette démarche est de diviser par cinq le prix d'une fibre pour une PME. Le FTTH en cours de développement sur le marché des entreprises est cinq fois moins coûteux que ne l'était la fibre dédiée, laquelle s'aligne peu à peu sur les tarifs de la fibre mutualisée.
Cette stratégie est neutre, c'est-à-dire que l'ARCEP ne choisit pas les acteurs, contrairement au téléphone mobile pour lequel une fréquence est attribuée contre une contrepartie. Dans le domaine de l'analyse des marchés, tous les opérateurs peuvent bénéficier de l'ouverture de l'espace économique. Un acteur, KOSC, s'est particulièrement engagé dans cet espace en étant uniquement un acteur de gros. Cette société a proposé des offres activées aux petites entreprises, en s'interdisant de vendre lui-même sur le marché des entreprises. Ce modèle wholesale only permet d'éviter les discriminations : lorsqu'il intervient à la fois sur le marché de gros et le détail, un acteur peut se servir à son propre avantage, ce qui peut biaiser le jeu concurrentiel. KOSC a privilégié cette approche wholesale only.
Cette stratégie n'était pas un prérequis pour l'ARCEP qui souhaitait avant tout créer un espace économique pour les acteurs présents sur ce marché de gros, qu'ils soient ou non présents sur le marché de détail. KOSC n'est pas le seul acteur à avoir saisi l'opportunité ouverte par l'ARCEP. Bouygues Telecom accède aux mêmes offres que KOSC sur les offres activées.
Telle était la stratégie de l'ARCEP lors de la mise en place de ces instruments en 2017. Par rapport à notre ambition de 2017, l'ARCEP constate une évolution très encourageante. KOSC a déployé un réseau de fibre avec une éligibilité de 85 %.