Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, malgré nos alertes et celles de nos alliés, des militaires turcs et leurs supplétifs syriens ont pénétré, mercredi 9 octobre dernier, dans le nord-est de la Syrie dans le cadre d’une offensive lancée par Ankara pour, officiellement, se protéger des « terroristes » kurdes.
Dimanche, soit trois jours avant l’offensive, le président Trump avait annoncé, sans nous en avertir au préalable, le retrait immédiat de ses troupes de Syrie, alors que les Américains sont les alliés, sur place, des forces démocratiques syriennes, composées majoritairement de Kurdes, mais également d’Arabes et de chrétiens, dans la lutte contre Daech. C’est bien leur départ qui a permis l’offensive turque, avec les conséquences humanitaires, politiques et stratégiques que l’on connaît.
Cet acte est une faute morale à l’égard de nos alliés des forces démocratiques syriennes, qui ont payé le prix fort de la lutte contre Daech sur le terrain. Sans eux, l’État islamique n’aurait pu être vaincu militairement comme il l’a été.
C’est également une faute politique et stratégique. Comme l’avait dit Churchill aux négociateurs des accords de Munich : « Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. » §Les situations sont différentes, mais nous voyons encore aujourd’hui qu’il est difficile, pour les démocraties, de faire face aux dictateurs ou aux dirigeants sans contrepouvoir.
L’Union européenne a exigé l’arrêt de l’offensive et le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni en urgence, le 10 octobre, mais sans résultat concret.
Cette intervention militaire est pour nous source des plus vives inquiétudes, pour deux grandes raisons rappelées par les précédents orateurs.
Notre principale crainte concerne les 10 000 combattants de Daech et leurs familles, actuellement toujours détenus dans des camps contrôlés par les Kurdes. Que se passerait-il si ces terroristes potentiels étaient libérés et se dispersaient, sachant que nombre de leurs pays d’origine refusent de les récupérer ?
Une autre inquiétude tient aux mouvements de populations et à l’exode que cette offensive pourrait entraîner. De plus, le président Erdogan laisse planer la menace d’ouvrir les portes de l’Europe aux millions de réfugiés qu’il avait accepté de maintenir sur son territoire, contre monnaie sonnante et trébuchante, au titre d’un accord passé avec l’Union européenne en 2016.
Ce nouvel épisode du conflit syrien est en outre lourd de conséquences pour l’équilibre global des puissances. En effet, l’attaque par la Turquie de forces alliées aux Américains et soutenues par une coalition occidentale n’a pas manqué de jeter le trouble dans l’Alliance atlantique, dont sont membres à la fois Washington, Ankara et nous autres européens. Elle met donc dangereusement en évidence les failles du camp occidental. Que valent aujourd’hui la garantie et la protection américaine, le parapluie nucléaire y compris ? Que valent les engagements pris, depuis qu’en 2013 le président Obama n’a pas mis ses menaces à exécution en dépit de l’utilisation d’armes chimiques ? Ce fut le premier signe, très fort, du désengagement américain. La décision de Donald Trump en constitue un autre.
Dans ce conflit, le seul acteur dont la position se trouve renforcée est le président Poutine, qui apparaît comme le grand bénéficiaire de cette déstabilisation massive. En effet, les forces kurdes, lâchées par leurs alliés américains et auxquelles le soutien de la coalition ne peut suffire, ont été contraintes de conclure un accord avec leurs ennemies d’hier, les forces du régime de Bachar el-Assad, soutenues par Moscou depuis cinq ans. L’armée de Damas a ainsi d’ores et déjà commencé à investir des villes tenues jusque-là par les combattants kurdes, regagnant plus de territoire en quelques jours qu’en plusieurs années de conflit.
Le retrait américain permet donc à la Russie de demeurer la seule puissance en mesure d’influer sur le cours des événements. Si les médias ont fait état des négociations entre les Américains et la Turquie en vue d’un cessez-le-feu, c’est bien en réalité le président Poutine qui est à la manœuvre. J’en veux pour preuve l’invitation, ou plutôt la convocation, à Sotchi qu’il a adressée au président Erdogan.
Devant une telle situation, personne ne peut être contre la proposition de résolution qui nous est présentée aujourd’hui. Elle va dans le bon sens, mais il ne s’agit que de mots. Force est de constater que l’engagement de l’Europe n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. La capacité d’intervention d’un pays ne tient pas qu’aux mots. Les Américains avaient aligné 2 000 soldats en première ligne, mais ce n’est pas leur présence sur le terrain qui assurait la sécurité : c’est la crainte d’affronter une puissance militaire très forte, capable de frapper à distance. Lorsque nous sommes forts, les mots parlent pour nous ; lorsque nous sommes faibles, nos mots sont de faible poids !
Espérons que les développements tragiques de ce conflit achèveront de convaincre ceux qui, en Europe, doutent de l’urgence de mettre en place une défense et une diplomatie européennes. C’est au creux de la vague, lorsque les sécurités se dissolvent, qu’il importe de dire ce que l’on veut faire, et avec qui. La seule réponse au doute est une nouvelle affirmation de soi-même.
Que fera l’Europe ? Faut-il instituer une défense et une diplomatie européennes à quatre, à cinq ou à six ? Faut-il essayer d’obtenir l’accord des vingt-sept ou des vingt-huit ? Ce qui est sûr, c’est que la tâche est ardue. Qui déciderait de l’éventuelle utilisation de l’arme nucléaire ? Comment le commandement serait-il exercé ? Mais ce n’est pas parce qu’un travail est difficile qu’il ne faut pas l’entreprendre ! Monsieur le secrétaire d’État, un proverbe chinois dit qu’un voyage de mille lieues commence par un premier pas. Je souhaite que la France, reconnue à la fois sur le plan militaire et sur celui de la morale, soit à l’origine de ce premier pas !