Intervention de Patrick Lefas

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 23 octobre 2019 à 9h30
« la fiscalité environnementale au défi de l'urgence climatique » — Audition de M. Patrick Lefas président suppléant du conseil des prélèvements obligatoires

Patrick Lefas, président suppléant du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) :

Veuillez excuser l'absence du premier président, retenu par une audition devant une autre commission parlementaire.

Le thème de la fiscalité environnementale a été retenu par le Conseil en septembre 2018, soit avant le début de la crise des « gilets jaunes ». Le Conseil des impôts avait déjà traité ce sujet en 2005 ; il s'agissait d'évaluer les difficultés rencontrées par les gouvernements successifs dans les arbitrages en matière de fiscalité énergétique et de fiscalité du carbone. Le sujet est d'une brûlante actualité puisque le FMI vient de préconiser dans un rapport une taxe mondiale de 75 dollars, soit 68 euros, sur le carbone. Puisque ce sujet doit être traité au niveau européen et international, cette recommandation est une indication positive, dans la perspective de retrouver une trajectoire de fiscalité du carbone cohérente avec les objectifs climatiques ratifiés par le Parlement.

Ce travail a été coordonné par Mme Catherine Perrin, secrétaire générale du Conseil des prélèvements obligatoires jusqu'à une date très récente ; je suis accompagné, pour la présentation, de Florian Bosser, auditeur à la Cour des comptes, qui a rédigé ce rapport avec le rapporteur général Antoine Fouilleron.

Ce travail s'appuie sur cinq rapports particuliers, tous mis en ligne. Pour la première fois, le CPO a procédé à des simulations sur les effets macroéconomiques et microéconomiques à partir des modèles utilisés par l'administration : l'Ademe et l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) pour la partie macroéconomique et le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) pour la partie microéconomique. Cette démarche s'inscrit dans notre volonté de contribuer au débat public.

La fiscalité environnementale se décompose en 46 instruments fiscaux avec un rendement de 56 milliards d'euros en 2018, une agrégation de dispositifs hétérogènes dont la finalité environnementale n'est pas toujours explicite. S'y ajoutent les dépenses fiscales, y compris les dépenses déclassées qui ne figurent pas dans le tableau des voies et moyens, qui s'élèvent à 13,2 milliards d'euros, et certains instruments fiscaux comme le versement transport et les taxes d'enlèvement des ordures ménagères pour un total de 17 milliards d'euros. L'agrégat total se monte donc à 89,7 milliards d'euros. Au total, les taxes sur l'énergie représentent 2 % du PIB, alors que les taxes sur la pollution ont un poids relativement marginal.

Sur l'indicateur de la part de la fiscalité environnementale dans le PIB, la France a longtemps été en deçà de la moyenne européenne, mais elle a à peu près rattrapé son retard, arrivant aujourd'hui à 2,4 % du PIB. En revanche le taux implicite de taxation de l'énergie est très supérieur, à cause du niveau élevé de taxation des énergies fossiles en France. Nous sommes le pays qui a le taux le plus élevé des cinq principaux pays européens.

Notre travail s'est donc porté sur la fiscalité des énergies fossiles et du carbone, qui concentrent les principaux enjeux en matière de finances publiques et posent le plus de problèmes d'acceptabilité pour les ménages comme pour les entreprises. Enfin, c'est la fiscalité qui a connu la gestion la plus chaotique puisque deux précédentes tentatives ont été censurées par le Conseil constitutionnel, en 2000 et 2009.

Historiquement construite dans une optique de rendement, la fiscalité énergétique a depuis deux décennies intégré les objectifs environnementaux et comportementaux. Nos engagements internationaux, consacrés par l'accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015 et les paquets énergie-climat de l'Union européenne, ont été transposés dans la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui fixe un objectif de réduction de 40 % des effets de serre entre 1990 et 2030 et de division par quatre entre 1990 et 2050. Ces objectifs viennent d'être renforcés dans le projet de loi relatif à l'énergie et au climat, qui fixe un horizon de neutralité carbone en 2050.

Pour atteindre ce nouvel objectif, il faudra multiplier par deux le rythme de réduction des émissions : entre 2015 et 2018, il a été de 1,1 % par an alors que la stratégie nationale carbone que vous avez approuvée, qui détermine la programmation pluriannuelle de l'énergie, prévoyait une réduction de 1,9 % par an, et 3,3 % dès 2025.

Pour y parvenir, les pouvoirs publics ont plusieurs instruments visant à donner au prix au carbone : les quotas carbone, qui ne relèvent pas du champ du CPO, et la fiscalité carbone, sur laquelle nous allons nous arrêter.

Premier constat, qui confirme le grand nombre de travaux académiques conduits sur le sujet, la fiscalité carbone est un instrument efficace. Selon les deux hypothèses retenues de prix du carbone, soit 100 euros et 250 euros la tonne, si la trajectoire carbone était reprise en 2020 - ce qui n'est pas l'option retenue par le Gouvernement - la réduction des émissions en 2030 serait respectivement de 5 et 18 % par rapport à 2019. Rappelons cependant que la fiscalité carbone a également pour effet de stimuler les importations et les délocalisations. Ainsi l'empreinte carbone a augmenté de 7 % entre 1995 et 2007 alors que les émissions domestiques ont baissé de 27 %. Il est donc indispensable de ne pas limiter la réflexion à l'horizon national : nous devons prendre en compte les conséquences pour notre balance commerciale et nos importations de produits carbonés.

Deuxième constat, les effets macroéconomiques de l'augmentation de la fiscalité carbone sont limités à quelques dixièmes de points de PIB. En revanche, l'impact sectoriel peut être significatif. L'enjeu le plus important est celui du recyclage des recettes : en son absence, les effets macroéconomiques sont globalement négatifs, mais si les recettes sont recyclées à part à peu près égale entre les ménages et les entreprises, l'effet peut être positif en termes de PIB et de créations d'emplois, mais négatif sur la balance commerciale.

Troisième constat, les effets très hétérogènes de la fiscalité carbone pour les ménages. Relevons à ce propos que la facture énergétique est restée stable sur la longue période : la part des taxes dans les prix à la pompe est passée de 72 à 59 % pour le gazole et, pour l'essence sans plomb 95, de 80 à 63 % entre 1995 et 2018. L'hétérogénéité constatée résulte de la diversité des pratiques de déplacement en voiture particulière. Le poids de la fiscalité carbone dépend surtout de la localisation, avec de grandes variations entre les communes rurales et les très grandes agglomérations. Moins la zone d'habitation est urbaine, plus la facture énergétique du ménage est élevée.

Le taux d'effort en fonction du revenu est régressif, même en tenant compte du chèque énergie : les 20 % de ménages les plus modestes consacrent 7,2 % de leurs revenus à la fiscalité énergétique contre 2,1 % pour les 20 % les plus aisés. En croisant les revenus avec la répartition territoriale, nous parvenons au constat d'une plus grande vulnérabilité des ménages modestes dans les zones rurales et les unités urbaines de taille moyenne.

Les entreprises sont responsables de 61 % des émissions nationales, mais n'acquittent que 36 % du produit de la fiscalité. La première explication est que les principaux pollueurs sont soumis au marché européen des quotas, à un prix du carbone qui, bien qu'en hausse, reste peu élevé. L'autre raison est l'ampleur des dispositifs dérogatoires que sont les exemptions, les exonérations, les taux réduits ou les remboursements. Le niveau de tarification est très hétérogène en fonction du secteur d'activité et du type d'énergie fossile.

Quatrième constat : la fiscalité carbone dégage des marges budgétaires limitées. Le propre d'une taxe comportementale est en effet d'éroder l'assiette. Le produit de la fiscalité sur les énergies fossiles pourrait ainsi s'affaisser de 9 milliards si la fiscalité carbone se maintenait au niveau fixé dans la loi de finances initiale de 2019, soit 44,6 euros la tonne. Seule une augmentation de la composante carbone augmenterait le rendement de la fiscalité. La décision dépend en grande partie de la position dans le cycle économique et des conditions dans lesquelles les arbitrages sont rendus.

Je terminerai par les conclusions et orientations du rapport. D'abord, la fiscalité carbone est dans un jeu d'opportunités et de contraintes dont le maniement est complexe. Le gel de la trajectoire, sans limitation des ambitions environnementales, prive la France du principal outil dont elle s'était dotée contre les émissions de gaz à effet de serre. Or la cible de la neutralité carbone implique une mobilisation de tous les instruments de politique environnementale : marchés, normes, subventions et fiscalité, tout en tirant les enseignements de la contestation de l'automne 2018.

Le rapport formule plusieurs recommandations.

Première recommandation, remobiliser la taxe carbone dans une trajectoire de moyen et long termes lisible et cohérente avec les objectifs environnementaux, en élargissant son assiette par la suppression ou la réduction des dépenses fiscales. Cela semble être le choix du Gouvernement. Deux trajectoires ont été testées. La première reprend l'objectif fixé en 2015 dans la loi de transition énergétique d'un prix de 100 euros la tonne, qui impliquerait une réduction de 5 % les émissions par rapport à 2019 et de 29 % par rapport à 1990. Le surcoût moyen par an et par ménage serait de 13 euros, guère plus l'effet d'une indexation des tarifs sur l'inflation. Une trajectoire plus ambitieuse de 250 euros la tonne en 2030, recommandée par le rapport Quinet de 2019, permettrait des baisses d'émissions respectives de 19 % par rapport à 2000 et de 34 % par rapport à 1990, avec un surcoût moyen par an et par ménage de 56 euros. En revanche, pour atteindre l'objectif d'une réduction de 40 % des émissions entre 1990 et 2030, il reste une marge de 32 millions de tonnes de CO2 à combler.

L'effet d'une telle trajectoire sur les entreprises dépend de l'intensité énergétique dans leurs processus de production et des conditions de concurrence. En effet, une entreprise en position dominante peut répercuter une hausse de la taxe sur les clients ; dans le cas contraire, la marge est comprimée, et avec elle la capacité d'investissement.

Pour les ménages, l'effet dépend des revenus, de la localisation et des pratiques de déplacement. Ainsi avec une tonne de carbone à 100 euros en 2030, le taux d'effort des 10 % de ménages les plus affectés du premier quintile serait supérieur à 0,6 % du revenu disponible ; avec une tonne de carbone à 250 euros, il atteindrait 2,5 %. Cela montre l'importance du ciblage des mesures de compensation.

Le CPO propose d'élargir l'assiette de la taxe carbone en remettant progressivement en cause différentes dépenses fiscales - 23, pour un total de 5,8 milliards d'euros sur la seule TICPE. En y ajoutant les exonérations prévues par le bloc d'exemptions européen, notamment pour le transport aérien et maritime, nous arrivons à 26 mesures dérogatoires pour 10 milliards d'euros de pertes fiscales.

Or certaines dépenses fiscales présentent un taux de soutien sectoriel dépassant largement la valeur de la tonne de carbone, qui fait bien plus que compenser le coût des émissions. D'où l'idée qu'il faut fixer le prix du carbone à un niveau compatible avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Partant de là, la réforme des dépenses fiscales pourrait consister à supprimer les remboursements de TICPE en faveur du transport routier et de marchandises, émetteur important ; à inclure une composante carbone pour les secteurs économiques faisant l'objet d'une exonération - le transport aérien international, le transport maritime, le transport fluvial et la pêche ; et enfin à faire converger certains taux réduits pour le gazole non routier vers les tarifs de droit commun. Le Gouvernement privilégie la remise en cause de certaines niches fiscales, mais est resté sur ses positions quant à la trajectoire de hausse de la fiscalité carbone.

Deuxième recommandation, dissocier la composante carbone de la fiscalité énergétique, afin de conserver à la seconde sa vocation de rendement tout en maintenant l'effet incitatif et comportemental de la première.

Troisième recommandation, assurer une meilleure articulation avec les autres outils fiscaux et non fiscaux de politique environnementale. Outre les instruments réglementaires et le marché européen des quotas de gaz à effet de serre, on peut évoquer une taxe kilométrique nationale sur les poids lourds, en contrepartie de la suppression de la taxe à l'essieu, la révision des modalités de calcul de la taxe additionnelle sur les certificats d'immatriculation, la révision du barème kilométrique de l'impôt sur le revenu et de l'avantage lié aux voitures de fonction. Il convient également de bien articuler le prix du carbone avec le marché européen des quotas carbone. Le Royaume-Uni a choisi d'introduire une taxe additionnelle sur les quotas, et a fait une proposition en ce sens au niveau européen, conjointement avec les Pays-Bas.

La reprise d'une trajectoire de taxe carbone ne peut faire l'économie de la prise en compte de son acceptabilité : cela réclame de la stabilité, de la visibilité et de la pédagogie, ainsi qu'un meilleur système de compensation, pérenne ou transitoire, forfaitaire ou ciblé. Plusieurs de ces dispositifs sont évalués dans le rapport. C'est l'objet de la quatrième recommandation.

Les trois dernières recommandations portent sur le niveau européen et international. D'abord, il faut soutenir les initiatives de révision de la directive du 27 octobre 2003, après une première tentative avortée en 2011, pour définir un cadre harmonisé de la fiscalité carbone et renforcer son articulation avec le marché européen des quotas. Il convient également de soutenir les initiatives européennes de mise en oeuvre d'un droit de douane uniforme sur les importations en provenance de pays non coopératifs en matière environnementale. Enfin, le CPO recommande de promouvoir la suppression de l'exemption de fiscalité des carburants des transports internationaux aériens et maritimes au sein de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et de l'Organisation maritime internationale (OMI), ce qui peut impliquer un renforcement de nos engagements dans ces deux organisations. À défaut, il conviendrait de soutenir la suppression des exemptions de fiscalité énergétique dans les secteurs aériens et maritimes.

Voilà nos propositions, que le CPO a voulu pragmatistes, réalistes et concrètes.

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