Intervention de François Jacq

Commission des affaires économiques — Réunion du 23 octobre 2019 à 9h30
Audition de M. François Jacq administrateur général du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives cea

François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives :

Le sujet sur lequel vous m'entendez aujourd'hui est techniquement compliqué, mais je vais essayer d'être aussi clair que possible.

De quoi parlons-nous ? Le projet ASTRID consistait à mener une étude de conception et d'avant-projet d'un réacteur à neutrons rapides (RNR) refroidi au sodium. Nous n'avons jamais dit que nous le construirions, mais que nous allions l'étudier. Il s'agissait donc de rassembler les connaissances sur les RNR refroidis au sodium et de creuser les éventuelles difficultés techniques que nous rencontrerions. De ce point de vue, ASTRID n'a pas été arrêté, son étude de conception se poursuivra, comme prévu, jusqu'à la fin de 2019, et les connaissances accumulées seront capitalisées par les équipes.

Cet avant-projet a permis d'avancer sur la conception d'un coeur performant à sûreté améliorée, sur la mise en place de dispositifs qui permettent une résistance accrue aux accidents graves, sur un système amélioré de conversion de l'énergie permettant de limiter le risque de contacts entre l'eau et le sodium ainsi que sur de meilleures méthodes d'inspection à travers le sodium, lequel, comme vous le savez, est opaque.

Ces études importantes ont donné des résultats qui ont été capitalisés dans des rapports, des codes, des logiciels ou des outils de simulation et servent aux travaux sur la quatrième génération, mais aussi à l'amélioration des réacteurs de troisième génération, pour lesquels l'inspection en milieu opaque par ultrasons, par exemple, est applicable.

Il fallait donc décider à la fin de l'année 2019, et au vu de l'ensemble des études, d'aller ou non vers la construction d'un réacteur prototype dont le coût aurait été de plusieurs milliards d'euros ? Nous avons décidé de ne pas construire ce réacteur prototype.

Pour comprendre cela, il faut remettre en perspective le rôle d'ASTRID dans la question de la fermeture du cycle, une situation dans laquelle il ne serait plus nécessaire d'ajouter de l'uranium supplémentaire, car le parc nucléaire tournerait avec une quantité finie de matériel. Aujourd'hui, une des options, pratiquée, par exemple, par les États-Unis, est le cycle ouvert : les combustibles irradiés sont non pas recyclés, mais envoyés vers un site de stockage, Yucca Mountain en l'espèce.

La France a une autre approche, que l'on qualifierait peut-être aujourd'hui d' « économie circulaire », car nous considérons que nous ne pouvons pas ne pas essayer de recycler la matière. Nous pratiquons donc une première étape de retraitement à l'usine de La Hague, au cours de laquelle on extrait le plutonium et l'uranium des combustibles usés et l'on fabrique du MOX, qui est réutilisé dans les réacteurs à 900 mégawatts de notre parc nucléaire.

L'ambition de la fermeture du cycle va bien plus loin.

L'option idéale serait d'utiliser des RNR, qui exploitent mieux le plutonium au-delà du premier recyclage que les machines à neutrons thermiques. Le plutonium et l'uranium n'étant plus, dès lors, considérés comme des déchets, cette méthode permet des économies de matière.

Toutefois, le sujet est double : une partie concerne les réacteurs, l'autre, les installations qui permettraient un tel recyclage. Celles-ci ne sont ni celles de La Hague ni celles qui sont appelées à fabriquer les combustibles suivants.

ASTRID correspond donc à une partie de ce travail, celle qui concerne le réacteur. La fermeture du cycle n'est, pour autant, pas abandonnée et reste une priorité des programmes de recherche du CEA. Dans cette optique, que nous aurait apporté la construction d'un démonstrateur de RNR à plusieurs milliards d'euros ? Était-il opportun de le construire maintenant ?

Deux raisons ont été avancées à l'appui de la décision de ne pas le construire. La première est économique, car, même si l'horizon que j'ai évoqué est désirable, sa viabilité économique requiert un prix significativement plus élevé de l'uranium. La seconde raison est que la partie s'attachant au cycle n'a pas été suffisamment étudiée. Comme il ne serait pas cohérent de ne mettre en place qu'une moitié du dispositif sans l'autre, nous avons préféré non pas arrêter le programme mais surseoir à la réalisation d'un des éléments de ce programme, qui aurait été un démonstrateur coûteux et dont nous pensons qu'il serait arrivé trop tôt.

Nous n'avons pas pour autant mis un terme aux travaux, nous avons seulement choisi de procéder différemment, d'y aller pas à pas. Entre le cycle à un recyclage, que nous pratiquons aujourd'hui, et le recyclage infini, nous avons élaboré une stratégie de recherche intermédiaire, pour travailler avec les MOX usés en vue de leur utilisation dans le parc de réacteurs actuel. Cette question n'est pas simple, mais elle est accessible, car nous en connaissons déjà les difficultés.

Pour vous aider à comprendre l'intérêt de cette approche graduelle, prenons un exemple. Avec un seul retraitement, on manipule une mesure de plutonium ; avec un parc entièrement composé de RNR, on en manipulerait dix mesures ; avec le multirecyclage, on en manipulera trois, ce qui n'est pas aussi compliqué.

Le multirecyclage en REP a en outre pour intérêt de nous permettre d'apprendre sur la partie « cycle » et de réfléchir aux installations nécessaires, qui sont des éléments indispensables si nous devions décider, ensuite, de passer aux RNR.

Cette démarche graduée ne constitue certes pas une option idéale, mais nous procédons pas à pas, en ingénieurs. Nous n'avons donc pas arrêté les programmes de recherche correspondants, qui restent substantiels ; 250 personnes y travailleront en 2020 au CEA et nous y consacrons 50 millions d'euros.

À ce stade, nous nous intéressons au cycle, nous étudions le multirecyclage en REP avec un horizon de 2025 afin de tester des crayons en réacteur, et nous maintenons un travail sur les technologies clés en matière de RNR, dans le cadre d'une coopération internationale. Nous ne renonçons donc en aucun cas, nous recherchons le meilleur compromis entre nos buts de long terme et les moyens dont nous disposons, dans l'intérêt du contribuable.

Pour finir, j'aborderai quelques thèmes qui auraient sans doute été l'objet de questions. L'ensemble de notre raisonnement est appuyé sur l'idée que le nucléaire est une partie de la solution à la mise en oeuvre de l'accord de Paris. Nous nous inscrivons donc dans une perspective de nucléaire durable.

De ce point de vue, on pourrait me rétorquer que le prix de l'uranium ne restera donc pas éternellement bas. Est-ce un problème pour autant ? Ce prix est corrélé au nombre de centrales dans le monde, dont nous assistons à la construction, ses évolutions sont donc prévisibles.

La filière RNR en France commence à la fin des années 1950 avec Rapsodie ; Phénix est construit dix ans après, Superphénix encore dix ans plus tard. Le monde a changé, les projets industriels sont plus complexes mais les constantes de temps demeurent. Nous avons bâti cette filière, nous avons capitalisé des savoirs, nous pourrons la redémarrer au besoin.

S'agissant des déchets, ASTRID n'avait pas vocation à gérer ceux qui sont aujourd'hui destinés à Cigéo, c'est-à-dire des verres concentrant des produits de fission à vie longue et des déchets technologiques. Il faut, bien sûr, les gérer, mais ASTRID n'était pas la réponse à ce problème.

Par ailleurs, si nous développions des réacteurs de quatrième génération, ceux-ci produiraient leurs propres déchets, dans le même ordre de grandeur et de même nature qu'aujourd'hui. ASTRID permet, en effet, un meilleur usage du plutonium et de l'uranium, mais les déchets de retraitement à vie longue seront encore là pour un certain temps. Ils ne sont donc pas en question ici.

Au niveau international, en mettant à part les États-Unis, dont la situation est particulière, intéressons-nous au Japon, à la Russie et à la Chine. Nous avons signé un nouvel accord avec le Japon afin de prolonger notre partenariat au-delà de 2019. Nos partenaires japonais adhèrent à notre stratégie et sont parvenus, de leur côté, aux mêmes conclusions que nous. La Russie et la Chine sont deux grands pays nucléaires, dont les horizons sont différents : ils sont intéressés par ces technologies et se sont dotés de RNR, même si la Chine n'a pas notre antériorité dans la maîtrise de la filière. Pour autant, on ne voit pas dans ces pays de plan de construction d'une flotte nombreuse de RNR. La Chine, par exemple, construit des réacteurs de troisième génération, qu'il s'agisse ou non d'EPR.

Nous ne sommes donc pas en décalage avec la dynamique internationale, d'autant que ces acteurs sont demandeurs d'une coopération avec la France, reconnaissant nos compétences et notre connaissance du sujet.

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