Intervention de Jean-Marie Bockel

Réunion du 24 octobre 2019 à 10h30
Pouvoir de dérogation aux normes attribué aux préfets — Adoption d'une proposition de résolution

Photo de Jean-Marie BockelJean-Marie Bockel :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis plusieurs années, les gouvernements successifs tentent de maîtriser l’inflation normative. Le Sénat, la délégation aux collectivités territoriales, en particulier, sous l’impulsion du président Gérard Larcher et conformément à notre mission de simplification des normes applicables aux collectivités, prend sa part de cet effort. Je citerai, à titre d’exemple, la proposition de loi relative à la simplification du droit de l’urbanisme, déposée par Marc Daunis et François Calvet, ici présents, sous la houlette de Rémy Pointereau, dont environ 70 % du contenu se trouve intégré à notre corpus juridique. À l’époque, nous avions fait le choix de nous attaquer à un sujet pour ne pas nous disperser et essayer d’être efficaces ; je crois que nous l’avons été.

Je mentionnerai aussi la proposition de loi portant Pacte national de revitalisation des centres-villes et centres-bourgs, présentée par Rémy Pointereau et Martial Bourquin, en lien avec la délégation aux entreprises, qui a abouti à l’injection de dispositions de simplification dans la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi ÉLAN.

Je citerai enfin la proposition de résolution tendant à mieux maîtriser le poids de la réglementation applicable aux collectivités territoriales et à simplifier certaines normes réglementaires relatives à la pratique et aux équipements sportifs, présentée par Dominique de Legge, Christian Manable et Michel Savin.

Pour autant, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Il faut rappeler quelques chiffres qui illustrent la difficulté de réduire significativement le flux des nouvelles normes et le stock des anciennes. Pour le flux, chaque année, sont publiés environ 50 à 60 lois, hors conventions, entre 1 600 et 1 800 décrets, près de 8 000 arrêtés ministériels et entre 1 300 et 1 400 circulaires. Quant au stock, il s’établit à plus de 80 000 articles législatifs et plus de 240 000 articles réglementaires en vigueur.

Confrontés à cette difficulté, les pouvoirs publics se sont tournés vers une nouvelle méthode. Elle consiste à réduire le poids des normes en aval de leur production, d’une part, en sollicitant des services de l’État une interprétation « facilitatrice » de ces normes, d’autre part, en confiant à certains préfets, dans le cadre d’une expérimentation, le pouvoir de déroger à quelques-unes d’entre elles.

Si nombre de préfets font de l’interprétation facilitatrice des normes, comme M. Jourdain faisait de la prose, c’est-à-dire naturellement, il n’en reste pas moins que cette méthode est difficile à évaluer. Fondée sur de simples et lapidaires circulaires, elle ne dispose que d’une base juridique fragile et n’a fait l’objet d’aucun suivi par l’administration.

Le pouvoir de dérogation aux normes s’appuie, quant à lui, sur une base juridique autrement plus solide : un décret de décembre 2017. Expérimenté depuis le mois d’avril 2018 dans vingt départements et régions, il permet aux préfets, dans un nombre limité de domaines, de déroger aux seules décisions individuelles relevant de leur compétence et fondées sur des mesures réglementaires.

Nous avons pu évaluer ce dispositif, qui fait l’objet d’un véritable suivi par le ministère de l’intérieur. Et nous avons constaté qu’il joue d’ores et déjà un rôle utile dans les territoires où il est expérimenté. Il a permis, selon les cas, de réduire les délais d’obtention de décisions, voire de « sauver » des projets complexes ou affectés de défauts bénins, comme des dépassements de délai. Nous avons d’ailleurs auditionné deux des préfets concernés : ils ont souligné l’intérêt de cette démarche, mais aussi les points qui la freinent.

Ce mécanisme nous semble donc devoir être pérennisé, étendu à tout le territoire, avec un champ d’application élargi. C’est l’objet principal de cette proposition de résolution, déposée par Mathieu Darnaud, aujourd’hui excusé, mais partie prenante de la démarche, et moi-même, que d’encourager le Gouvernement à le faire rapidement.

Toutefois, je souhaite commencer par rappeler un point de méthode. Il est regrettable que, faute de suivi, l’incidence des instructions relatives à l’interprétation facilitatrice des normes soit impossible à mesurer. Pour l’avenir, il est impératif de systématiser, à l’échelon national et local, les mécanismes de suivi et d’évaluation des dispositifs de simplification.

Premier axe de notre proposition, nous recommandons que l’évaluation du pouvoir de dérogation par le ministère privilégie un dialogue direct avec les préfets expérimentateurs, chevilles ouvrières du dispositif. Elle pourrait par ailleurs associer des élus, des professionnels du droit, de même que le Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics, le CNEN, présidé par Alain Lambert, avec lequel la délégation travaille bien et avec lequel le président Larcher a signé une charte il y a quelque temps. Nous avons un bon dialogue avec cette instance – ce n’est pas Alain Richard, également partie prenante, qui dira le contraire ! Les échanges sont tout autant de qualité avec les délégations aux collectivités territoriales des deux assemblées.

Deuxième axe de notre proposition, nous soulignons la nécessité de créer les conditions d’un dialogue entre l’État et les collectivités territoriales à propos de la simplification des normes, via une conférence de dialogue départementale. Une instance similaire avait été proposée par Alain Lambert et le regretté Jean-Claude Boulard, de même que par les rapporteurs de notre délégation, François Calvet et Marc Daunis, pour remédier aux difficultés du dialogue entre collectivités et services de l’État, en particulier pour ce qui concerne les projets d’urbanisme.

Loin d’être une instance de plus, cette conférence départementale est une occasion « en moins » de blocage et d’incompréhension. Au-delà de ses compétences inscrites dans la loi – l’émission d’un avis sur des cas complexes d’interprétation des normes ou sur les dérogations sollicitées –, elle serait par ailleurs un aiguillon pour les préfets et pour les services de l’État.

J’ai bon espoir que cette instance finisse par voir le jour. J’ai en effet déposé un amendement à cet effet au projet de loi Engagement et proximité, que la commission des lois a bien voulu intégrer à son texte et que le Sénat a adopté, dans le cadre de la première lecture, en tout cas.

Troisième axe de notre proposition, nous voulons renforcer la formation des agents publics et l’information des élus et des bénéficiaires potentiels. La recherche de la souplesse dans l’application du droit et l’objectif de simplification normative doivent devenir des éléments de la culture professionnelle des agents publics, pour l’instant davantage fondée sur le strict respect de la règle. Cela ne sera possible qu’en transformant les cursus de formation. Il est indispensable d’inclure des modules de formation initiale et permanente contre l’inflation normative dans les programmes des écoles du service public, les instituts régionaux d’administration, les IRA, l’Institut national des études territoriales, l’INET, le Centre national de la fonction publique territoriale, le CNFPT, et l’École nationale d’administration, l’ENA.

Les témoignages des élus et des fonctionnaires territoriaux attestent, par ailleurs, de l’existence d’un déficit d’information sur les dispositifs de simplification qu’il est impératif de combler. À titre d’exemple, les sites internet des préfectures et du ministère de l’intérieur devraient comporter des rubriques aisément accessibles sur ces sujets.

Cela étant, l’expérience montre que mettre en œuvre la dérogation exige un surcroît d’instructions pour les services. Dans ces conditions, que l’administration centrale tienne compte de la dynamique facilitatrice des préfectures dans l’affectation de leurs moyens humains pourrait être non seulement une exigence de bonne administration, mais aussi un outil de motivation des personnels et des préfets.

Enfin, quatrième et dernier axe, nous proposons d’élargir le champ de la possibilité de déroger aux normes. Il s’agit, d’abord, de l’ouvrir à l’ensemble du territoire national.

Au-delà, une première faculté d’extension du champ d’application du décret consisterait à élargir la dérogation à des domaines nouveaux. Les préfets pourraient ainsi déroger en toutes matières relevant de leurs compétences, sous les réserves classiques du respect des engagements de la France et des intérêts de la défense ou de la sécurité.

Par ailleurs, les « circonstances locales » conditionnant la possibilité d’une dérogation préfectorale sont superfétatoires avec la condition de l’existence d’un motif d’intérêt général et ne semblent pas constituer une condition indispensable. S’agissant d’une dérogation à des normes, comment un acte motivé par l’intérêt général et pris par le préfet, autorité locale, dans le cadre des compétences qu’il exerce dans le département ne serait-il pas ipso facto adapté aux circonstances locales ?

Une deuxième possibilité d’élargissement, qui constituerait un puissant outil de déconcentration, consisterait à donner la faculté au préfet de département, selon des modalités à préciser, de déroger à des décisions relevant de la compétence des autorités supérieures, préfet de région ou ministre.

Une troisième avancée, plus audacieuse, serait d’attribuer, cette fois aux autorités décentralisées, un pouvoir de dérogation sur les actes individuels relevant de leurs compétences.

Une quatrième piste, plus ambitieuse encore, consisterait à autoriser des dérogations, sollicitées par les collectivités territoriales, à des normes législatives ou réglementaires. Envisagée dans le cadre du projet de révision constitutionnelle, elle est également évoquée dans les réflexions préalables au projet de décentralisation – j’ai encore eu l’occasion d’en discuter ce matin même avec Jacqueline Gourault.

Bien sûr, sa mise en œuvre ne doit altérer ni la cohésion nationale ni l’égalité entre les citoyens. N’oublions pas que pour les partenaires des collectivités et pour les citoyens, la différenciation territoriale peut être une source d’insécurité juridique et de complexité. Il lui faut donc un cadre d’exercice minutieusement construit, conjugué à des mécanismes politiques concrets permettant d’empêcher des abus.

Au sein du groupe Union Centriste, nous avons récemment organisé, avec Françoise Gatel, un colloque sur les enjeux de différenciations territoriales qui a eu un grand succès. Nous avons cette préoccupation d’assurer l’égalité des territoires, d’exercer une forme de solidarité et de laisser une nécessaire souplesse. Il faudra trouver la juste mesure, en respectant l’esprit français, car nous ne sommes pas un État fédéral. Ainsi, nous pourrons avancer.

Dans cet esprit, je vous invite, mes chers collègues, à adopter la proposition de résolution qui peut donner de réelles pistes pour davantage de simplification.

J’appelle le Gouvernement, monsieur le secrétaire d’État, à poursuivre, en la matière, cette coopération avec le Sénat, en général, avec notre délégation, en particulier, puisque nous sommes au service de cette volonté modernisatrice et simplificatrice.

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