Intervention de Yves Blein

Commission d'enquête Incendie de l'usine Lubrizol — Réunion du 29 octobre 2019 à 16h00
Audition de M. Yves Blein président de l'association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs amaris

Yves Blein, président de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) :

Amaris a été créée en 1990, après l'adoption de la directive Seveso qui a suivi le premier accident industriel important en Europe, dans la ville éponyme. Je la préside depuis 2008 et j'en ai été élu administrateur en qualité de maire de Feyzin. Je suis député et encore conseiller municipal de Feyzin, mais je quitterai l'association au terme de ce dernier mandat. Il me semble que l'expérience du maire d'une ville qui accueille des industries classées « Seveso seuil haut » peut vous intéresser.

Amaris a été très active après l'accident d'AZF pour contribuer à la mise en oeuvre de la loi du 30 juillet 2003, dite « loi Bachelot », relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages. En 2019, nous commençons seulement à entrer dans la mise en oeuvre concrète des mesures de protection prévues qui concernent les habitants : les travaux ont été réalisés dans 600 logements sur les 16 000 qu'il faut protéger.

Pourquoi a-t-il été si long de mettre en oeuvre ces mesures ? La doctrine de la France en matière d'appréciation des risques a été refondue en 2003. Jusque-là, la France appliquait la méthode dite « déterministe », qui consiste, avec un site Seveso, à se caler sur l'hypothèse de risque la plus élevée et à en tirer toutes les conséquences possibles, telles que l'interdiction de l'urbanisation, la réglementation autour du site, etc.

À partir de 2003, la France adopte la méthode probabiliste, en cours dans la plupart des pays d'Europe. On ne se contente donc plus de prendre le scénario le plus haut, mais on étudie tous les scénarios d'accidents sur un risque industriel, avec tous les arbres de cause et tous les arbres de conséquence. Sur un site complexe, comme celui de ma commune, cela requiert un millier d'études de dangers que les industriels doivent réaliser, qui sont ensuite expertisées par les services de l'État, et qui donnent lieu à des mesures de résorption, c'est-à-dire à des mesures sur site pour réduire les dangers identifiés.

À l'issue de ce travail, lorsque l'on ne parvient pas à réduire la totalité des risques et que certains scénarios d'accidents indiquent la possibilité de conséquences en dehors du site, on prend alors des mesures d'urbanisme.

Cette période, qui a duré cinq ou six ans, est importante, et a nécessité plusieurs centaines de millions d'euros d'investissements de la part des industriels sur leurs sites en France. On a ensuite commencé à étudier les plans de prévention des risques technologiques, c'est-à-dire les mesures d'urbanisme à prendre là où le danger s'étendait au-delà de l'enceinte de l'usine.

Ces mesures se déclinent en trois dispositions : expropriation, délaissement ou obligation de réaliser des travaux sur les maisons riveraines.

Leur application a été ralentie par la capacité offerte aux habitants de les mettre en oeuvre. La loi Bachelot prévoyait un crédit d'impôt de 10 % pour la prise en charge des travaux à concurrence de 10 000 euros. Or autour des sites industriels résident souvent des foyers modestes, pour lesquels il est exclu de réaliser 9 000 euros de travaux.

Le législateur a progressivement pris conscience de ce phénomène et le taux a évolué : la loi prévoyait initialement 15 % du montant total plafonné à 10 000 euros de travaux ; en 2010, la loi Grenelle 2 impose 40 % du coût, plafonné à 30 000 euros de travaux, ce taux est ramené à 36 % en décembre suivant, à 15 %, en 2011, il remonte à 30 %, puis, en 2012, il atteint de nouveau 40 %. Durant deux ou trois années, les riverains ne savaient donc pas « à quelle sauce ils allaient être mangés ».

En 2012, l'association que je préside a convaincu les industriels que l'État n'irait pas au-delà de 40 % de prise en charge et que tout le monde devait mettre la main à la poche pour protéger les habitants. Nous avons donc signé une convention de principe invitant les industriels et les collectivités locales à prendre à charge pour moitié les 50 % des travaux restants et nous avons pu inscrire cela dans la loi en 2012. Aujourd'hui, donc, 90 % du coût des travaux sont pris en charge, les 10 % restant à la charge des habitants s'expliquent par le fait que ces travaux améliorent, en particulier, la qualité thermique des logements. Nous étudions toutefois en ce moment, avec la Caisse des dépôts et consignations, la possibilité de prise en charge de ces 10 % restants pour les foyers les plus modestes. Il existe donc un itinéraire de prise en charge qui rend possibles ces mesures de protection complexes.

En parallèle, les services de l'État ont conçu les PPRT, dont les collectivités, via les plans locaux de l'urbanisme, doivent assurer la mise en oeuvre dans les décisions en matière d'urbanisme.

Tout ce travail, qui a pour objet la prévention auprès des populations, la maîtrise des risques et leur limitation dans les installations industrielles concernées, a demandé beaucoup de temps. C'est pourquoi les administrateurs d'Amaris, lorsqu'un accident se produit, espèrent qu'il ne donnera pas lieu à de nouvelles règles : il a fallu quinze ans pour mettre en place une réglementation conçue en 2003 ; nous préférerions que l'on achève son application avant d'imposer de nouvelles mesures.

En matière de protection des populations, la France est donc dotée d'une loi efficace, et qui permettra, si elle est bien déployée, d'atteindre l'objectif de protection des riverains formulé après l'accident d'AZF.

Reste le problème de gestion de crise qu'a posé Lubrizol. Malheureusement, peu de progrès ont été accomplis et peu d'enseignements ont été tirés des retours d'expérience d'autres accidents industriels. La déléguée générale d'Amaris me faisait ainsi remarquer que l'on retrouvait, dans les reportages qui ont suivi l'accident d'AZF, les mêmes réactions de riverains : ils se plaignent de n'avoir pas été prévenus à temps, de ne pas disposer d'information claire et précise. Nous estimons que les systèmes utilisés pour prévenir les populations, ainsi que la chaîne de gestion de crise, ne sont pas au point. Les sirènes, par exemple, ne sont pas efficaces. Une étude menée dans les Bouches-du-Rhône, où il y a des sites industriels importants, comme Fos-sur-Mer, montre que celles-ci n'atteignent que 35 % de la population, alors que les réseaux sociaux peuvent en informer 70 % dans le même temps. Moi-même, qui suis un peu averti sur le sujet, je ne suis pas certain de pouvoir reconnaître les différentes sirènes indiquant la nature des dangers.

Il existe d'autres systèmes, notamment le Cell Broadcast, grâce auquel tous les opérateurs téléphoniques dans un certain périmètre diffusent une alerte sur tous les supports, portables et autres, de façon immédiate. Ce système fonctionne dans d'autres pays, comme les États-Unis, les Pays-Bas ou le Japon.

Nous observons également un dispositif utilisé en Belgique, qui fonctionne selon une logique complètement différente, que nous trouvons pertinente. Le Centre de crise national répond directement aux questions que posent les personnes concernées par un accident au moment où il se produit. L'expérience montre que ce que l'on perçoit d'un accident industriel et sa réalité peuvent grandement différer. J'ai ainsi assisté à un feu de bac dans la raffinerie de Feyzin, qui contenait de l'eau et une fine couche d'hydrocarbures et qui avait été touché par la foudre ; l'incendie était sans aucune gravité, mais visuellement très impressionnant. On constate cela à propos de Lubrizol : la taille du panache de fumée ne donne aucune indication sur la réalité du danger.

Ce système belge ne s'attache pas à donner des informations très verticales par tweets, comme le font aujourd'hui les préfets, lesquelles, certes, s'approchent de la vérité scientifique, mais ne correspondent pas à ce qui intéresse l'opinion ; il apporte des réponses aux questions posées sur les réseaux sociaux, élaborées par des spécialistes éclairés que la plateforme parvient à mobiliser. Cela fonctionne bien, et, selon nous, c'est mieux adapté et beaucoup plus efficace pour apporter des réponses aux habitants concernés.

La manière de prévenir n'est donc pas au point en France, mais le ministère de l'intérieur considère qu'il s'acquitte de sa responsabilité en gérant le système d'alerte et d'information des populations. Un de vos collègues, M. Jean-Pierre Vogel, a rendu un excellent rapport sur le sujet, dont nous soutenons les conclusions.

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