Intervention de Alain Joyandet

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 5 novembre 2019 à 15h05
Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 — Examen du rapport pour avis

Photo de Alain JoyandetAlain Joyandet, rapporteur pour avis :

J'ai choisi cette année de resserrer l'examen du PLFSS sur l'étude de la trajectoire financière des comptes sociaux et des relations entre l'État et la sécurité sociale. Je laisse les questions thématiques - la crise constatée au sein des hôpitaux publics ou la taxe sur les boissons à base de vins aromatisés - à la commission des affaires sociales, saisie au fond.

Lors de la présentation du PLFSS pour 2019, le Gouvernement nous avait annoncé la fin du déficit de la sécurité sociale dès 2019. Le présent projet de loi de financement apporte un cruel démenti à cette perspective.

Abordons tout d'abord l'exécution de l'exercice 2018. La réduction attendue du déficit de la sécurité sociale en 2018 a été moins élevée que prévu. Cette réduction reste largement liée à une augmentation des recettes, la progression des dépenses demeurant supérieure à la croissance potentielle de notre pays.

Dans ces conditions, le déficit agrégé du régime général et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV), qui s'établit à 1,2 milliard d'euros, dépasse la prévision retenue par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, qui tablait sur un déficit de 1 milliard d'euros. Ce déficit est principalement alimenté par la branche maladie. On n'était donc pas très loin des prévisions.

Mais c'est en 2019 que les comptes dérapent véritablement En effet, l'exercice 2019 marque une rupture avec la trajectoire de retour à l'équilibre annoncée dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019. L'effet de la non-compensation des mesures d'urgence économiques et sociales ne peut justifier à lui seul le creusement du déficit des comptes sociaux, qui résulte pour moitié d'un défaut de pilotage. En effet, le ralentissement de la croissance économique, qui entraîne de moindres recettes à hauteur de 1 milliard d'euros, était prévisible, et la progression des dépenses, à hauteur de 1,4 milliard d'euros, aurait pu être mieux contenue. Un tel retournement trahit le manque de crédibilité des prévisions soumises au Parlement dans le cadre du PLFSS.

Je le rappelle, les dépenses de sécurité sociale à périmètre constant n'ont cessé, depuis 2000, à l'exception de 2015, d'évoluer plus rapidement que la croissance potentielle.

Les mesures adoptées en décembre 2018, dans le cadre de la loi du 24 décembre 2018 portant mesures d'urgence économiques et sociales, pour répondre à la crise des « gilets jaunes » ont également un impact direct sur l'équilibre des comptes sociaux.

Ainsi, l'exonération de cotisations sociales de la prime de fin d'année, adoptée en décembre 2018, conduit à ramener la progression de la masse salariale à 3 %. Les versements effectués - 0,5 milliard d'euros en 2018 et 1,7 milliard d'euros début 2019 - ont en effet pu se substituer à des primes qui devaient, en toute hypothèse, être attribuées. La direction générale du Trésor estime que, si elles avaient été soumises à prélèvements sociaux, lesdites primes auraient pu créer 400 millions d'euros de recettes supplémentaires - l'effet d'aubaine est incontestable -, et la masse salariale aurait pu ainsi progresser de 3,3 %.

Cette prime, dont j'approuve personnellement le principe, a été versée entre le 11 décembre 2018 et le 31 mars 2019. Elle est exonérée de prélèvements sociaux et d'impôts dans la limite de 1 000 euros pour les salariés dont la rémunération est inférieure à trois fois le SMIC. Les montants versés ont atteint 0,1 milliard d'euros au quatrième trimestre 2018 et 2,1 milliards d'euros au premier trimestre 2019, soit, au total, 12 % de la masse salariale. In fine, 4,8 millions de personnes ont bénéficié de cette prime, ce qui représente 401 euros par personne en moyenne. Malgré ces chiffres, je le répète, je reste favorable, pour ma part, à cette mesure de soutien au pouvoir d'achat.

Dans le même temps, l'avancée de septembre à janvier 2019 de l'exonération de cotisations sociales des heures supplémentaires devrait déboucher sur une moindre recette de 1,3 milliard d'euros. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 prévoyait initialement la non-compensation de ce dispositif pour la période courant de septembre à décembre 2019. Au total, 224 millions d'heures supplémentaires ont été déclarées par 6,8 millions de personnes.

La réduction de 1,7 point du taux de la contribution sociale généralisée (CSG) sur les pensions comprises entre 1 200 et 2 000 euros devrait également réduire les recettes de la sécurité sociale de 1,5 milliard d'euros, le Gouvernement choisissant, là encore, de ne pas compenser cette mesure. In fine, 3,8 millions de foyers, soit 5 millions de retraités, sont concernés.

Ainsi, au total, la non-compensation des mesures d'urgence économiques et sociales se traduit par une perte de recettes pour la sécurité sociale dont le montant peut être estimé à plus de 3 milliards d'euros : la non-compensation des mesures « gilets jaunes » représente donc plus de la moitié du déficit de 2019.

Dans ces conditions, le déficit cumulé du régime général et du FSV devrait atteindre 5,4 milliards d'euros, alors qu'un excédent de 0,1 milliard d'euros était espéré en début d'exercice ; énorme rechute ! La sécurité sociale est, de fait, utilisée pour répondre à des impératifs politiques en matière d'augmentation du pouvoir d'achat, ce qui entre en contradiction avec ses missions originelles. Le traitement de la crise des « gilets jaunes » est en partie financé par la sécurité sociale...

Le Gouvernement justifie la non-compensation des mesures relatives aux « gilets jaunes » en se référant à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019. Aux termes de celle-ci, les baisses de prélèvements obligatoires sont supportées par l'État ou la sécurité sociale, en fonction de leur affectation. La participation de la sécurité sociale au financement du coût des allégements de charges est justifiée par l'effet bénéfique de ces mesures pour l'emploi et donc pour la masse salariale, sur laquelle sont assises ces cotisations.

Il en découle une rénovation des relations financières entre l'État et la sécurité sociale, dont les modalités sont désormais les suivantes : les exonérations spécifiques de cotisations sont toujours prises en charge par l'État ; les allégements généraux ne donnent pas lieu à compensation, même si aucun effet rétroactif n'est appliqué sur les allégements généraux mis en oeuvre avant 2019 ; les transferts entre l'État et la sécurité sociale donnent lieu à l'affectation d'une fraction de TVA supplémentaire. Par ailleurs, il est instauré une solidarité financière entre les deux sphères, dans le triple contexte d'un renforcement des dispositifs d'allégement du coût du travail, d'une perspective de retour durable à l'équilibre de la sécurité sociale et du maintien d'un déficit budgétaire élevé de l'État.

Cette nouvelle architecture permet de déroger, annuellement, aux dispositions de l'article L. 131-7 du code de la sécurité sociale, introduit par la loi du 25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale, dite « Veil ». Aux termes de cet article, toute mesure de réduction ou d'exonération de cotisations de sécurité sociale donne lieu à compensation intégrale aux régimes concernés par le budget de l'État, pendant toute la durée de son application.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 prévoyait déjà 2,1 milliards d'euros de mesures non compensées. Cette non-compensation pouvait paraître justifiée, dans la mesure où la Cour des comptes avait relevé, à la fin de 2016, une surcompensation par l'État des allégements généraux de l'ordre de 3 milliards d'euros. L'impact des mesures d'urgence adoptées fin 2018 n'est pas, en revanche, absorbé par cette surcompensation. Le principe de la non-compensation vient exacerber une dérive des comptes sociaux.

Je m'interroge, pour ma part, sur l'architecture des deux lois de financement, la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale. On a l'impression d'une usine à gaz, pleine de compensations et de non-compensations. La sécurité sociale avait vocation, à l'origine, à être financée par les cotisations, mais, aujourd'hui, son financement repose à 50 % sur les cotisations et à 50 % sur la fiscalité. Peut-être faudrait-il revenir sur l'architecture de nos finances publiques.

Venons-en désormais aux perspectives pour 2020. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale prévoit un déficit cumulé du régime général et du FSV de 5,1 milliards d'euros, et il diffère le retour à l'équilibre à l'horizon de 2023. Cette perspective peut sembler optimiste, compte tenu des hypothèses retenues en matière de progression de la masse salariale et en l'absence de mesures structurelles visant les dépenses de l'assurance-maladie. En effet, sans mesure particulière, je ne crois pas du tout au retour à l'équilibre en 2023, car je ne vois pas ce qui pourrait inverser des déséquilibres si importants, d'autant que les nouvelles dépenses non compensées vont être consolidées.

Le texte confirme la non-compensation par l'État d'un certain nombre de dispositions ayant un impact sur les comptes sociaux, dont les mesures d'urgence économiques et sociales. Il prévoit ainsi de limiter la compensation de l'exonération de cotisations sociales visant les jeunes entreprises innovantes, alors qu'il s'agit pourtant d'une exonération ciblée. L'exonération des cotisations et contributions sociales sur les indemnités de rupture conventionnelle des fonctionnaires est par ailleurs assimilée à un allégement général et ne donnera pas lieu à compensation. Donc, même pour ses propres agents, l'État ne compense pas les exonérations qu'il décide...

Ces dérogations, si modestes soient-elles - il s'agit d'environ 36 millions d'euros -, démontrent bien que la logique sur laquelle reposent ces transferts de financement reste confuse et s'avère inadaptée aux difficultés que rencontrent par ailleurs les comptes sociaux. Elles traduisent une lecture à géométrie variable, par le Gouvernement, de sa propre doctrine, telle que définie dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019. La volonté de clarifier les relations financières entre l'État et la sécurité sociale ne résiste pas au souhait de minorer l'impact, pour le budget de l'État, de nouveaux dispositifs, plus ou moins coûteux. Le PLFSS pour 2020 privilégie la confusion et la gestion à vue plutôt qu'une rationalisation, qui avait suscité un certain consensus.

Je ne suis pas hostile à l'idée que l'État puisse bénéficier du retour à meilleure fortune de la sécurité sociale, en limitant ses compensations, puisqu'il a fait l'inverse dans le passé. Toutefois, si cela pouvait s'entendre en 2018, quand l'équilibre des comptes sociaux était envisagé à court terme, cela va aujourd'hui à rebours de la réalité des comptes sociaux.

Lors de son discours de politique générale du 4 juillet 2017, le Premier ministre avait insisté sur la mise en place d'une sorte de règle d'or visant à « proscrire [...] le déficit de nos comptes sociaux ». Cette ambition est-elle encore d'actualité ? Ne faudrait-il pas plutôt fusionner les comptes sociaux avec ceux de l'État ?

Dans ces conditions, et compte tenu de la structure du financement de la sécurité sociale, qui ne repose plus que pour moitié sur les cotisations sociales, je m'interroge sur la pertinence du maintien d'une loi de financement autonome pour la sécurité sociale.

Faute de recettes nouvelles, le PLFSS table sur une stabilisation, en 2020, des recettes existantes. Cela relève néanmoins, pour partie, du faux-semblant, puisque l'on se cantonne à supprimer des rétrocessions à l'État, adoptées l'an dernier, de fractions de TVA et de CSG, pour un montant de 3,1 milliards d'euros, et à majorer la fraction de TVA versée à la sécurité sociale qui dépassera 50 milliards d'euros. Aucune réflexion n'est véritablement engagée sur les niches sociales, malgré ce qui était annoncé, afin de réduire leur coût, estimé à 90 milliards d'euros par an.

Le PLFSS ne prévoit pas, par ailleurs, de réelle maîtrise des dépenses, lesquelles sont appelées à progresser de 2,3 % au cours de l'année, soit une croissance supérieure à la croissance potentielle du pays. Aucune mesure d'économie d'ampleur n'est proposée, à propos notamment de deux postes coûteux : les indemnités journalières pour arrêt maladie - 11,3 milliards d'euros par an, hors congé de maternité - et les transports médicalisés - 5 milliards d'euros -, dont l'étude fait apparaître un certain nombre de dérives.

Un écart avec la cible retenue pour les dépenses est par ailleurs à craindre en 2020, au regard de la diminution constante du reste à charge, de la crise constatée au sein des hôpitaux et de la revalorisation des relations conventionnelles avec les professionnels de santé.

Je conclurai mon propos en abordant la question de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades). Le creusement du déficit du régime général et du FSV ne remet pas en cause l'extinction de la dette sociale gérée par la Cades à l'horizon de 2024. Il devrait rester, fin 2019, 89,3 milliards d'euros de dette à amortir. Tout est prévu pour que cela s'éteigne bien en 2024. En revanche, l'accroissement du déficit conduit le Gouvernement à renoncer au transfert d'une fraction de CSG vers la Cades - 5 milliards d'euros d'ici à 2022 - en vue d'un apurement de la dette de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) à partir de 2020.

Le déficit des comptes sociaux devrait conduire la dette de l'Acoss à progresser et à demeurer au sein de cette agence, sans être reprise par la Cades ; les déficits structurels que l'on recrée en 2019 entraîneront une dette sociale d'environ 46 milliards d'euros à l'horizon de 2022. L'apurement de la dette de l'Acoss doit donc être envisagé à partir de 2024, au travers d'une réaffectation de la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), ce qui rend illusoire sa suppression à cette date et écarte une baisse des prélèvements obligatoires.

Reste la question du financement à long terme des préconisations du rapport de Dominique Libault sur la dépendance, dont le coût est estimé à 4,9 milliards d'euros d'ici à 2030, dont 4,1 milliards d'euros d'ici à 2024. En ajoutant ces mesures aux effets de la démographie, le besoin de financement public supplémentaire s'élèverait à 6,2 milliards d'euros d'ici à 2024 et à 9,2 milliards d'euros d'ici à 2030. Les propositions présentées dans le rapport entraîneraient une augmentation progressive de la dépense publique de 1,1 % à 1,6 % du PIB en 2030. À cette date, la charge pour l'État serait comprise entre 4 milliards et 5 milliards d'euros par an.

Afin de faire face à cette charge, le rapport table sur un recours au financement public et à la mobilisation des prélèvements obligatoires existants. Prenant en compte l'apurement total de la dette de la Cades, le rapport Libault préconise ainsi la réorientation de la CRDS vers la dépendance.

Toutefois, je tiens à le rappeler, l'affectation d'une ressource initialement dédiée à l'apurement d'une dette, qui n'est pas une charge, à une nouvelle dépense dégraderait, au sens de la comptabilité nationale et des critères de Maastricht, le solde public. Une altération de 0,3 à 0,4 point de PIB est ainsi évoquée. Cette aggravation du déficit paraît incompatible avec nos engagements européens.

Par conséquent, cette situation financière de nos comptes sociaux laisse le problème du « cinquième risque » entier. En outre, elle ne laisse pas présager de baisse potentielle des prélèvements sociaux.

Le cinquième risque devrait plutôt conduire à accélérer les réformes structurelles au sein des régimes sociaux, afin de réduire leurs dépenses et d'améliorer leurs recettes. Cela suppose une amélioration du pilotage des comptes sociaux, que le présent PLFSS ne propose qu'imparfaitement.

Sous la réserve de ces observations et du sort qui sera réservé aux amendements que présentera la commission des affaires sociales - l'adoption de certains d'entre eux pourrait avoir des conséquences très significatives - je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption de ce PLFSS.

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