Je commencerai par rappeler quelques données de cadrage qui dessinent un diagnostic mondial alarmant. Le nombre d'habitants sur la Terre devrait passer de 7,7 milliards aujourd'hui à 9,7 milliards en 2050, selon un rapport des Nations Unies publié en 2019. Le réchauffement climatique est en cours et va se poursuivre, compte tenu de l'inertie du système climatique : il atteindra 1,5°C entre 2030 et 2050. Un autre élément-clé à prendre en compte pour engager une réflexion prospective sur l'alimentation est la dégradation des terres : un quart des terres sont dégradées et les terres se réchauffent deux fois plus vite que le globe. Autre fait alarmant : la perte de la biodiversité. 75 % du milieu terrestre est sévèrement altéré par les activités humaines et 66 % du milieu marin. Environ un million d'espèces sont menacées d'extinction. Il faut souligner également l'ampleur des phénomènes de malnutrition, qui comprend la sous-nutrition, le surpoids et l'obésité. Il s'agit de la principale cause de maladies, incapacités et mortalité dans le monde. Enfin, il faut prendre conscience des enjeux liés à l'eau. Le rapport mondial 2019 des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau souligne que 30 % des personnes n'ont pas accès à des services d'eau potable gérés en toute sécurité.
Voilà pour le contexte général. J'en viens maintenant plus précisément à la situation alimentaire mondiale actuelle. Qu'observe-t-on ? D'abord, un accroissement de la disponibilité calorique : elle est passée de 2 600 à 2 810 kcal par personne et par jour entre 1991 et 2008, avec néanmoins des différences régionales fortes. Il y a eu une augmentation faible dans les pays développés, forte en Chine et au Brésil et une stagnation en Inde. On assiste par ailleurs à ce qu'on pourrait appeler une transition nutritionnelle, avec d'un côté, une augmentation de la consommation et de la production des huiles végétales, des produits animaux, des sucres et des édulcorants, de l'autre, une diminution de la consommation de légumineuses, de céréales secondaires et de légumes. Cette transition est liée à des facteurs de transformation structurelle : du côté de la demande, l'urbanisation et la hausse des revenus entraînent un changement des styles de vie ; du côté de l'offre alimentaire, il se produit une globalisation des chaînes de valeur alimentaires et un développement des produits ultra-transformés.
Concernant la malnutrition, on observe une persistance de la sous-nutrition, qui touche 820 millions de personnes en 2019. Les carences nutritionnelles, notamment en vitamine A, en fer et en iode, concernent 2 milliards de personnes. Parallèlement à cela, on assiste à une augmentation très rapide de l'obésité et du surpoids : le nombre d'adultes en surpoids est passé de 1,6 à 2,1 milliards entre 2005 et 2013, dont 671 millions d'obèses. Enfin, comme je le disais, il se produit un développement des maladies chroniques liées à l'alimentation : diabètes de type 2, maladies cardiovasculaires, cancers... Ce phénomène se généralise aux pays en développement. Ainsi, le nombre d'adultes affectés par des diabètes de type 2 est passé de 108 millions en 1980 à 422 millions en 2014, dont les deux tiers dans les pays en développement.
Pour l'avenir, à quoi peut-on s'attendre ? L'étude prospective Agrimonde-Terra, réalisée par l'INRA et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), cherche à répondre à cette question. Il s'agit d'une prospective centrée sur l'usage des terres et la sécurité alimentaire mondiale. Elle étudie cinq scénarios construits à partir d'hypothèses tendancielles ou de rupture à l'horizon 2050. Ces scénarios prennent en compte :
- le contexte démographique, économique et géopolitique ;
- le changement climatique et les usages non-alimentaires des terres ;
- l'urbanisation et les relations urbain-rural ;
- les régimes alimentaires (niveau calorique et composition des régimes) ;
- les systèmes de culture, les pratiques agricoles et les rendements végétaux ;
- les systèmes d'élevage, l'alimentation animale et l'efficience animale ;
- les structures de production agricoles.
Il est évidemment impossible de résumer une étude aussi complexe en quelques minutes. Je me contenterai de présenter quelques conclusions fortes. L'étude explore un scénario qui ne permet pas d'assurer la sécurité alimentaire mondiale en 2050 : celui de la métropolisation. Il conduit à une aggravation des problèmes sanitaires (surpoids, obésité et maladies chroniques liées à l'alimentation), une dégradation de l'accès à la terre pour des agriculteurs marginalisés, une dégradation des ressources, une déforestation accrue et une sensibilité forte aux effets du changement climatique, une instabilité accrue sur les marchés mondiaux agricoles et des inégalités économiques et spatiales croissantes. Ce scénario sombre est celui qui prolonge les tendances actuelles.
Deux autres scénarios sont moins défavorables, mais nécessitent des évolutions drastiques. Le scénario « Régimes sains » repose sur l'hypothèse de politiques climatiques globales ambitieuses et une coopération internationale sur la malnutrition. C'est un scénario de rupture, caractérisé par un basculement vers des régimes alimentaires diversifiés, une réduction des inégalités d'accès à l'alimentation, ainsi que la mise en place de systèmes agricoles en intensification durable ou en agroécologie. Il permet d'explorer les liens entre diversification des systèmes agricoles et des régimes alimentaires.
Le scénario « Régionalisation » se développe à partir d'accords régionaux de coopération. Il repose sur une inversion de la transition nutritionnelle vers des régimes traditionnels, une révision forte des modes de production agricole pour assurer l'accès à la terre et une réorganisation des chaînes d'approvisionnement selon une logique de production, transformation, distribution, consommation à l'échelle régionale.
La principale conclusion de cette prospective est que la voie pour concilier la lutte contre le changement climatique, un usage agricole durable des terres et une sécurité alimentaire et nutritionnelle est très étroite. Il existe une seule trajectoire viable, celle du scénario « Régimes sains ». Elle nécessite de construire des politiques multisectorielles articulant politiques climatique, nutritionnelle, agricole et de régulation du commerce à différentes échelles, internationale et nationale.
Au-delà de cette conclusion, nous faisons plusieurs constats que je voudrais rappeler brièvement. Environ un quart de la surface terrestre libre de glace est sujette à une dégradation d'origine anthropique. On estime que l'érosion des sols provenant des champs agricoles est actuellement de 10 à 20 fois (sans travail du sol) à plus de 100 fois (avec un travail conventionnel du sol) plus élevée que le taux de formation du sol. Le changement climatique aggrave par ailleurs la dégradation des sols, en particulier dans les zones côtières basses, les deltas fluviaux, les zones arides et les zones de pergélisol. Nous vivons donc aux dépens d'une banque du sol qui est en train de perdre son capital.
Deuxième constat : le changement climatique affecte déjà la sécurité alimentaire en raison du réchauffement, de la modification des régimes de précipitations et de la fréquence accrue de certains événements extrêmes. Dans les régions tropicales, les rendements de certaines cultures, par exemple le maïs et le blé, ont diminué. Inversement, aux hautes latitudes, les rendements de certaines cultures, comme le maïs, le blé et la betterave sucrière, ont augmenté au cours des dernières décennies. Le changement climatique a entraîné une baisse des taux de croissance des animaux et de leur productivité dans les systèmes pastoraux en Afrique. Les ravageurs et les maladies ont déjà réagi au changement climatique dans les zones cultivées et entraîné une augmentation des infestations dans plusieurs régions. Il faut retenir que, même un réchauffement limité à 1,5°C entraînera une augmentation des risques de pénuries d'eau dans les zones arides et d'instabilité du système alimentaire. À 2°C de réchauffement climatique, les risques d'instabilité de l'approvisionnement alimentaire seront très élevés.
Si les problèmes qui se profilent sont importants, nous disposons néanmoins de nombreuses réponses durables qui présentent des effets positifs en chaîne. Par exemple, le développement de l'agroforesterie a des effets positifs sur l'atténuation des émissions de GES et renforce en même temps l'adaptation au changement climatique. Elle a également un effet positif sur la sécurité alimentaire, sur la qualité des sols, sur la biodiversité ou la disponibilité des ressources hydriques. C'est une option qui ne présente que des effets positifs et qui doit donc être encouragée. De façon plus générale, les options de gestion des terres durables ne présentent que des co-bénéfices. Les politiques publiques ont donc intérêt à les encourager fortement.
Nos comportements et nos choix alimentaires sont également des leviers qui peuvent influencer fortement les évolutions en cours. Les pertes et gaspillages alimentaires contribuent par exemple pour 8 à 10 % des émissions anthropiques de GES. 25 à 30 % de la production alimentaire est aujourd'hui perdue ou gaspillée. Réduire les gaspillages peut donc avoir un effet global significatif. De même, une diversification des régimes alimentaires vers plus de fruits, de légumes, de protéagineux et de noix et une évolution des systèmes de production vers des systèmes intégrés, des assolements diversifiés, davantage de diversité génétique et un élevage résilient à faibles émissions favoriseraient l'adaptation au changement climatique et l'atténuation des émissions. On estime que, d'ici à 2050, les transitions alimentaires pourraient libérer des millions de kilomètres carrés de terres avec des cobénéfices pour l'environnement et la santé et apporter une atténuation des émissions comprise entre 0,7 et 8,0 gigatonnes équivalent CO2.
Nous avons devant nous des changements systémiques et urgents à réaliser. Il n'y a pas un mais une pluralité de leviers à actionner,. Certains se situent au niveau des consommateurs, comme les choix alimentaires, la réduction des pertes et des gaspillages ou encore le consentement à payer pour une alimentation saine et respectueuse de l'environnement. D'autres concernent les agriculteurs et s'organisent autour d'un objectif : « produire autant ou plus avec moins ». Enfin, certains leviers dépendent des politiques publiques. Celles-ci doivent être volontaristes, cohérentes et coordonnées pour concilier des objectifs en matière d'alimentation et de santé, de climat, énergie et d'environnement, d'agriculture et de développement rural et urbain ou encore de commerce.
Un enjeu-clé auquel nous devons répondre est la re-conception de systèmes agricoles durables par l'agroécologie. Plusieurs leviers biotechniques peuvent être mobilisés pour y parvenir. Il faut développer les interactions biologiques positives comme une alternative aux produits phytosanitaires grâce notamment à l'augmentation de la diversité à l'échelle du champ et du paysage. Il faut travailler au bouclage des cycles bio-géochimiques en choisissant les bonnes rotations, en développant les cultures en mélange céréales-légumineuses et la polyculture-élevage. L'agroforesterie, la restauration des haies et la réduction de l'artificialisation des sols, qui forment l'initiative « 4 pour 1000 », sont également de puissants leviers d'adaptation au changement climatique et de réduction des émissions. Il en va de même de la réduction de l'émission de méthane par les ruminants. Enfin, le développement des biotechnologies et de l'agriculture numérique font également partie de cette transition agroécologique.
Je terminerai par quelques mots sur les leviers socio-économiques de transformation et sur le rôle des politiques publiques. Les points essentiels à souligner sont le soutien à l'adoption de la transition via l'expérimentation et la formation, l'accompagnement de la prise de risque des agriculteurs pendant la période de transition critique où ils ne bénéficient plus des atouts de l'ancien système sans bénéficier encore pleinement du nouveau, le développement des paiements pour services environnementaux, la stabilisation des revenus agricoles face à la volatilité des prix et des cours et, enfin, le développement des incitations au changement par le marché et les consommateurs.