Intervention de Jean-Luc Fichet

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 17 octobre 2019 à 8h30
Audition de M. Jean-François Soussana vice-président de l'inra sur les perspectives de l'alimentation en 2050

Photo de Jean-Luc FichetJean-Luc Fichet :

Quand on évoque la transition écologique avec les acteurs du monde agricole, le premier point qu'ils soulignent est que leur mission est d'abord de nourrir tout le monde. Cela suppose de produire de forts volumes. Le second point qu'ils mettent en avant est que ce qui est produit permet à la population de vivre de plus en plus longtemps. Donc de leur point de vue, il n'y a pas de nécessité à transformer le système actuel. Pour autant, on voit bien que le monde agricole change, particulièrement chez les jeunes.

Ma deuxième réflexion porte sur les freins économiques aux transformations du système agricole. Les agriculteurs sont aujourd'hui engagés dans des investissements considérables et, même s'ils sont conscients de la nécessité d'engager des mutations, ils sont financièrement incapables de le faire pour les dix à quinze ans qui viennent.

En ce qui concerne les changements de pratiques agricoles et alimentaires, certains classements internationaux montrent que la France est plutôt bien placée. Est-ce qu'il ne faudrait pas plutôt regarder ce qui se passe ailleurs ?

Ma dernière question portera sur vos nombreuses préconisations. Y en a-t-il une qui vous semble particulièrement urgente et prioritaire ?

Jean-François Soussana. - Il est encore un peu tôt pour porter un bilan sur l'état des transitions agricoles et alimentaires dans notre pays. Plusieurs textes de loi ont été votés au cours des dernières années et encore très récemment concernant le gaspillage alimentaire. Mais nous en sommes encore au début d'une trajectoire de changement.

Un certain nombre de « niches » se sont développées : l'agriculture biologique croît très rapidement ; un nombre significatif d'agriculteurs et d'éleveurs ont entamé une conversion vers l'agroécologie, même si les chiffres sont assez difficiles à établir sur ce sujet. Certains exploitants développent des solutions extraordinairement innovantes en matière de couverture des sols ou de diversification des rotations, le tout avec des enjeux importants pour la « ferme France ». Si nous développons la production de protéagineux, nous pourrons réduire les importations de soja, par exemple.

Concernant l'atténuation des émissions de gaz à effet de serre et le stockage du carbone, j'étais la semaine dernière à une réunion à Bruxelles où étaient examinées les mesures volontaires mises en oeuvre par les agriculteurs et les forestiers en Europe pour réduire les émissions. Or, plus de la moitié des exemples de bonnes pratiques étaient français. De fait, des réalisations remarquables sont mises en place sur le terrain. Je voudrais notamment saluer le travail qui est fait sur ces questions par mes collègues de l'Institut de l'élevage (IDELE). Ils ont lancé des projets européens LIFE sur le lait et la viande pour réduire les émissions animales et certifier ces réductions. Je peux prendre également l'exemple d'un projet de l'INRA sur la production de maïs, qui vise à améliorer la couverture du sol et à valoriser le carbone stocké dans les sols.

En fait, je suis très optimiste sur les options techniques de transition agricole. Nous n'avons pas besoin de rêver à des technologies radicalement nouvelles. Nous avons pour l'essentiel déjà les solutions. Les agriculteurs ont cependant besoin d'un accompagnement spécialisé sur les transitions. Si nous voulons passer d'une logique de niches à une agroécologie d'ampleur, il faudra travailler sur les filières, ce qui inclut non seulement l'agriculture, mais aussi la logistique et la transformation. Nous avons donc besoin d'un engagement fort des industriels et des coopératives. L'accompagnement des acteurs devra en particulier se concentrer sur la période critique de la transition, au cours de laquelle les exploitations font face à des risques de perte de productivité. Il faut savoir en effet que des sols labourés et compactés sont pauvres en matière organique, de sorte que, si l'on passe à une agriculture avec davantage de couvert végétal et moins d'engrais, c'est seulement au bout de quelques années que la terre devient plus productive malgré la diminution des intrants. Cette question de l'accompagnement en période de transition est vraiment essentielle.

Concernant la question des liens entre transition agroécologique et traités internationaux, je voudrais au préalable rappeler qu'il existe un cadre international, celui des Accords de Paris, dont les engagements se déclinent, pour l'agriculture, au niveau européen et au niveau national, dans la stratégie nationale bas carbone. Cette dernière, pour la prochaine période d'application, demande à l'agriculture une diminution de ses émissions de 1,5 % par an. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les accords commerciaux internationaux, c'est un sujet très technique et je ne suis pas assez spécialisé pour vous donner un avis pertinent. On voit l'inquiétude du monde agricole. Cependant l'impact du commerce mondial dépend à la fois des traités eux-mêmes, mais aussi de la spécialisation des agricultures nationales. L'agriculture française est plutôt spécialisée dans des productions haut de gamme, non seulement par rapport à ses concurrents mondiaux, mais aussi européens. Or, cette spécialisation apparaît relativement en décalage avec l'évolution des comportements alimentaires. Il y a également une réflexion à mener sur la productivité et la compétitivité des industries agroalimentaires nationales.

Le diagnostic que vous présentez, qui est peut-être celui que pose la profession elle-même, est un peu irénique. Nous nourrissons le monde et le monde se porte mieux, puisque la durée de vie augmente : cela mérite d'être nuancé. Nous avons des problèmes de santé liés à l'alimentation qui sont tout de même importants, y compris en France, comme le montrent les études épidémiologiques. Si l'on raisonne au niveau mondial, il est assez illusoire de croire que l'on peut résoudre les problèmes de sous-nutrition uniquement par les exportations. La question de la sécurité alimentaire mondiale est d'abord et surtout une question d'accès à la ressource. Les pays où existe une sous-nutrition chronique sont des pays pauvres où l'on trouve de tout petits producteurs qui n'arrivent pas à équilibrer leur régime alimentaire.

Votre dernière question me permet d'insister sur le caractère systémique des transitions agricoles et alimentaires. Mettre en avant une mesure prioritaire n'a pas grand sens, car on se trouve devant des effets de système. Prenons un exemple : la réduction des produits phytosanitaires. Leur diminution entraîne une pression accrue des maladies et des ravageurs. Pour y répondre, la solution technique consiste à diversifier les cultures. En effet, si on remplace une monoculture du blé par la culture de quatre ou cinq céréales, avec restauration des haies, on observe que les insectes et les maladies vont beaucoup moins se développer, car ce sont des pathogènes très spécialisés. Mais cette diversification de la production n'est possible que si, parallèlement, les consommations alimentaires se diversifient elles-aussi. Donc c'est toute la filière, d'amont en aval, qui doit se transformer. On voit bien qu'isoler une mesure est inefficace.

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