Je vous remercie, Monsieur le Président, et je remercie les membres de la commission de me donner l'occasion de partager avec vous notre sentiment. Vous m'avez posé plusieurs questions. J'en avais anticipé certaines. J'essaierai de répondre à toutes et je répondrai à celles des membres de la commission.
J'ai été convoqué par le Quai d'Orsay et j'ai exposé au Secrétaire général qui m'a reçu les motivations de mon Gouvernement. Je voudrais les partager avec vous. Cette opération « Source de Paix », je veux le répéter devant vous, poursuit deux objectifs. Le premier de ces deux objectifs n'est pas compris par l'Europe et le monde, y compris la France. Nous devrions nous concentrer sur un aspect essentiel de ces questions : le caractère terroriste du PYD et des YPG. Il s'agit d'une question existentielle pour nous et cela nous met mal à l'aise de voir nos amis ne pas partager ce sentiment. Tant que le caractère terroriste du PKK, du PYD et des YPG ne sera pas reconnu par nos alliés, nous ne pourrons pas progresser sur cette question. Les Turcs ont le sentiment de contribuer, malgré les circonstances, à la sécurité de l'Europe et de l'OTAN. Ils n'ont jamais failli depuis la fondation de l'OTAN. Ils ont honoré leurs obligations dès le début. Ils ont toujours été au rendez-vous. Les Turcs ne comprennent donc pas de voir leurs amis, leurs alliés, main dans la main avec des organisations terroristes qu'ils combattent depuis des décennies. Ils en sont donc frustrés. Le but de cette opération est d'éradiquer cette organisation dans le nord-est de la Syrie et d'organiser une « ceinture » de sécurité, avec une zone de sécurité dans le nord du Pays.
Le deuxième objectif de cette intervention militaire est de faciliter à court et moyen terme le retour des réfugiés syriens dans leur pays et sur ce point également les Turcs ne sont pas compris. Mon Gouvernement reçoit d'une façon régulière les encouragements et les félicitations de la communauté internationale et des Occidentaux pour l'accueil qu'il a réservé à ces millions de réfugiés syriens, mais c'est tout ! Ce que l'Europe donne, c'est de l'argent de poche qui ne va pas à la Turquie : il est servi aux ONG et à la commission européenne. Nos amis européens ne veulent pas partager le fardeau migratoire, ils ne veulent pas des migrants syriens dans leurs pays, ils ne nous soutiennent pas dans la lutte contre l'organisation terroriste. Que pouvions-nous faire d'autre que d'engager cette difficile entreprise ? La Turquie n'a pas eu d'autre choix. Depuis trois ans, les États-Unis ont livré aux YPG plus de 30 000 camions depuis l'Irak comme nos services de sécurité l'ont établi. Nous ne pouvions pas accepter une initiative qui à long terme ne pouvait que déboucher sur la constitution d'un État à la frontière sud de la Turquie.
Nous ne pouvions pas rester immobiles. Imaginez une telle menace à vos frontières, imaginez la présence d'une organisation terroriste à la frontière espagnole, italienne, suisse, belge, Mesdames et Messieurs les Sénateurs ? Qu'aurait donc fait la France sinon que de la combattre ? C'est la décision qu'a donc prise mon Gouvernement. Il ne pouvait donc pas rester dans l'expectative. La Turquie ne semble pas avoir le sentiment d'être comprise sur ce point. Quand il s'agit des PYD et YPD, on dit beaucoup de choses. Le Secrétaire d'État américain a reconnu que le PYD était la branche syrienne du PKK. La CIA a édité des rapports à ce sujet. L'Europe entière, France comprise, et nombre de pays occidentaux considèrent le PKK comme une organisation terroriste. Pourtant, s'agissant de sa branche syrienne, les considérations changent. Les Turcs sont régulièrement critiqués depuis quelques semaines d'attaquer un allié des Occidentaux. Mais que sommes-nous donc, nous les Turcs, pour l'Europe ? Et de quelle façon nous voit-elle, nous qui avons marché avec elle depuis des siècles, au sein de l'OTAN depuis des décennies ? Nous sommes présents à vos côtés dans la lutte contre le califat de Daech et 72 de nos soldats ont péri dans l'opération « Bouclier de l'Euphrate » contre l'État islamique. Aucun pays ne s'est ainsi investi sur le terrain avec des forces régulières. Et aujourd'hui on nous dit que nous mettons en péril la sécurité de l'Europe. Nous ne comprenons donc pas. Nous sommes frustrés. On dit que la Turquie attaque les Kurdes. C'est une erreur. Si c'est par méconnaissance, très bien, mais sinon c'est grave. La Turquie attaque une organisation terroriste. Il y a en Turquie des millions et des millions de citoyens turcs d'origine kurde.
En octobre 2014, une attaque contre la ville de Kobané a été menée. À cette époque je dirigeais l'équipe qui devait gérer la situation. Nous avons assisté alors au départ de 195 000 Kurdes de Kobané en Turquie en trois nuits. On nous dit maintenant que nous combattons les Kurdes. Nous leur avons ouvert les portes ! Aujourd'hui il y a 300 000 Kurdes de la région de Kobané en Turquie. Nous voulons qu'eux aussi puissent retourner dans leur pays. Nous avons donc l'intention de conduire cette opération pour nettoyer cette zone pour assurer la sécurité frontalière et pour faciliter le retour volontaire dans leur pays des migrants syriens que nous hébergeons sur notre sol. Cette opération est limitée dans le temps et dans son objectif : elle est transitoire. Nous ne voulons pas nous éterniser sur place mais il nous est impossible de suspendre cette opération tant qu'elle n'a pas atteint ses objectifs. Notre Président s'est entretenu de manière fructueuse il y a quelques jours avec le vôtre. Ils ont abordé l'opération dans tous ses détails et le Président Erdogan a exposé les raisons de notre intervention au Président Macron. Il lui a en particulier décrit les objectifs que nous poursuivions, c'est-à-dire de nettoyer cette zone qui serait de 30 kilomètres de profondeur, voire de 27, de 29 ou de 32 kilomètres à certains endroits. Tout dépend des réalités du terrain, en l'occurrence.
En France, on accuse aussi la Turquie de faire de « l'ingénierie démographique » et de vouloir modifier la démographie du pays. Il n'en est rien. Je vous invite à prendre connaissance de cette carte qui montre que depuis le début, les Kurdes en Syrie étaient déjà concentrés dans trois poches, Afrine, Kobané et Hassaké. Ils n'ont jamais représenté plus de 7 à 8 % de la population globale de la Syrie. Aujourd'hui, toutes les régions qui sont situées à l'est du fleuve Euphrate sont sous le contrôle du PYD qui a procédé à un nettoyage ethnique sur place. Pouvons-nous parler de l'intégralité territoriale de la Syrie alors que 27 % de son sol sont contrôlés par les YPG ? Ces 27 % ne sont absolument pas proportionnels au pourcentage de la population kurde en Syrie ! Cette question démographique doit être sérieusement prise en considération. Déjà en 1935, la situation, selon le Bureau topographique des troupes françaises au Levant, était marquée par une concentration des Kurdes dans les trois zones que je vous ai citées.
Alors qu'allons-nous faire ? Devons-nous demeurer dans l'expectative ? Devons-nous laisser les YPG poursuivre leur nettoyage ethnique ? Je vous rappelle que les zones qui sont aujourd'hui sous le contrôle des Kurdes à l'est de l'Euphrate étaient habitées par des populations à 90 % arabes. Ces populations ont dû se réfugier en Turquie, chassées qu'elles étaient de leurs villages et de leurs campagnes par les YPG voulant mettre en place des zones majoritairement peuplées des leurs. N'est-ce pas un nettoyage ethnique ? N'est-ce pas un basculement de l'ordre démographique en Syrie ? C'est ce que j'ai dit au Secrétaire général du Quai d'Orsay et à mes interlocuteurs de l'Élysée quand j'y ai été reçu. On croit que la Turquie n'a pas aidé l'Europe dans la lutte contre Daech. Il n'est rien de plus faux. Dès le début, nous avons été à vos côtés et nous sommes à vos côtés dans cette lutte. Vous avez évoqué les 300 morts français, victimes sur votre sol, de Daech. Je pourrais vous parler des 752 morts turcs victimes de ce même Daech. Nous savons ce qu'est Daech. Entre juillet 2015 et janvier 2017, Daech a perpétré 17 attentats en Turquie. Nous sommes « dans le même bateau ». Nous combattons Daech avec vous et notre détermination en la matière est inébranlable. Cela pose une autre question qui a trait au sort de tous les djihadistes détenus par ces « alliés » dans le nord-est syrien. Nous avons indiqué le 12 octobre dernier et M. Erdogan l'a dit à M. Macron il y a trois jours encore : la Turquie est prête à assurer le contrôle de ces centres de détention et des membres des familles de djihadistes. Nous savons la menace qu'ils font planer sur vos pays et sur le nôtre. Malheureusement, comme l'atteste un article paru le 14 octobre 2019 dans le quotidien « Le Parisien », ceux qui sont considérés comme des amis par nos alliés n'ont pas hésité à ouvrir les portes de ces centres de détention, sans vous consulter comme certains en ont fait l'aveu aux journalistes qui les ont contactés ! Les Kurdes ont dit : « Sortez, Courez ! ». En ouvrant les portes de toutes ces prisons, ils exercent sur vous du chantage, de la propagande. Ils abusent de l'amitié et de la confiance que nos amis leur témoignent en Europe.
Cette opération est proportionnée. Elle est limitée dans sa portée et nous ne voulons pas nous éterniser sur place. Je veux rappeler qu'elle s'inscrit dans le cadre de l'article 51 de la charte des Nations-Unies et des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Il me semble opportun de rappeler la contribution très concrète de la Turquie à la lutte contre Daech. Depuis 2011 et le déclenchement de la guerre civile en Syrie, nous avons interdit l'accès de notre sol à 76 665 personnes issues de 151 nationalités différentes et étant considérées comme affiliées à des organisations terroristes. Nous avons constitué cette liste avec le soutien des services de renseignement de nos alliés occidentaux, France comprise. 7 622 personnes issues de 101 nationalités différentes ont été appréhendées en Turquie et emprisonnées dans nos prisons. Plus de 30 000 personnes considérées comme affiliées à des mouvements terroristes ont été interceptées à des postes-frontière ou dans les aéroports. Nous ne ménageons aucun effort et nous continuerons.
Je vous remercie de votre attention.