Intervention de Corinne Lepage

Commission d'enquête Incendie de l'usine Lubrizol — Réunion du 12 novembre 2019 à 9:5
Audition de Mme Corinne Lepage avocate spécialiste du droit de l'environnement

Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement :

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'auditionner ce matin sur ce sujet, sur lequel je ne suis pas totalement objective puisque je suis l'avocate d'une très importante association de victimes. Vous l'avez rappelé vous-même, monsieur le président, mais je devais à l'honnêteté d'ouvrir mon propos en le rappelant également. Je reste objective dans l'analyse du droit que je fais, mais je défends une cause.

Je voudrais tout d'abord vous dire combien il est effectivement préoccupant de constater la réduction du respect des normes environnementales, car elle vient s'ajouter à un mouvement législatif et réglementaire qui se produit depuis une quarantaine d'années et passe très largement inaperçu.

Je pourrais vous fournir un document plus complet sur ce sujet, car j'y ai travaillé avec un spécialiste des risques, chef pompier au Havre et qui a participé au service départemental d'incendie et de secours (SDIS). Nous avons produit une note assez épaisse que je pourrais vous communiquer si cela intéresse votre commission.

La législation relative aux installations classées a été mise en place en 1976. À travers la directive « Seveso 1 » du 24 juin 1982 et la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996, nous avons ensuite instauré un système très sévère de maîtrise de l'urbanisation autour des sites classés. Comment travaillait-on à l'époque pour déterminer les risques ? C'est cela, en effet, le coeur du problème. Nous travaillions au début sur des scénarii qui dépendaient de seuils de toxicité aiguë. Il s'agit là d'un point important. J'ouvre ici une parenthèse.

Lorsque le préfet de Seine-Maritime a communiqué au moment de l'accident, il a déclaré qu'il n'y avait pas de toxicité aiguë. Les gens ont compris que la fumée n'était pas dangereuse. Or il s'agit d'une interprétation totalement erronée. En effet, l'absence de toxicité aiguë critique signifie l'absence d'atteinte du seuil de létalité. En réalité, il existe deux niveaux de létalité : un premier à cinq morts pour cent personnes et un deuxième à un mort pour cent personnes. Il existe ensuite deux autres catégories, celle des effets irréversibles et celle des effets réversibles. Au total, il existait donc initialement quatre catégories. Ces catégories avaient été définies à l'aune de valeurs américaines. Tel était donc le système que nous avions mis en place à l'origine.

Or, en 1994, les Américains ont décidé de renforcer leurs normes. Je n'entrerai pas dans les détails de cet événement. Mais il faut également souligner un point très important en sus des quatre catégories de seuils dont j'ai parlé. Il s'agit des personnes prises en compte. Autrement dit, le seuil est-il fixé en prenant en compte les populations fragiles - c'est-à-dire les bébés, les personnes âgées, les asthmatiques, les gens malades - ou bien est-il fixé à l'aune du seul citoyen lambda ? Ce point est extrêmement important. Car l'on ne définit pas les mêmes normes si l'on prend en compte les bébés et si l'on prend en compte uniquement des garçons de 25 ans en pleine santé.

En 1994, les Américains ont donc décidé de renforcer leurs normes. À ce moment-là, l'industrie française a protesté. Et le ministère de l'écologie a demandé à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) de lancer une étude pour aboutir à des normes, disons, plus acceptables. Cela s'est fait « sous le radar ». Vous l'ignoriez peut-être. Pour ma part, je dois dire que je l'ai découvert ; je ne le savais pas.

Or tout cela nous a conduits à une situation assez absurde. En effet, nous disposons aujourd'hui de deux documents qui obéissent à deux logiques différentes. Nous avons, d'une part, les plans particuliers d'intervention (PPI), établis par le ministère de l'intérieur et la Direction de la sécurité civile, qui prennent en compte les effets de manière assez larges, et, d'autre part, les PPRT, issus de la loi relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite « loi Bachelot ». Or ce sont les PPRT qui ont introduit la possibilité de réduire les scénarii possibles, donc de réduire les périmètres de protection.

Le ministère de l'intérieur, c'est-à-dire la sécurité civile, a à sa disposition beaucoup moins de moyens techniques que le ministère de l'écologie, qui, lui, a toutes les bases. Par voie de conséquence, nous sommes en face d'une situation dans laquelle, d'une manière assez curieuse, les PPI sont beaucoup plus ouverts sur la question de la prise en compte des effets réversibles à long terme, notamment pour toutes les populations, que les PPRT. En effet, les scénarii envisagés par ces derniers sont évacués comme étant improbables.

Je rappelle que le PPRT de Lubrizol indique que le risque d'incendie est de 1 tous les 10 000 ans et que, dans le pire des cas, 14 maisons seraient concernées. On arrive à des absurdités de ce genre parce que, au fur et à mesure, les scénarii passent du possible au probable et du probable à l'improbable. On arrive ainsi à des zones de protection hyper petites, comme celle de Lubrizol.

Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l'instruction de septembre 2017 signée par MM. Collomb et Hulot, parce qu'elle prend en compte le risque terroriste qui évidemment existe, a réduit de manière drastique la possibilité de communiquer les documents d'information. Or cette instruction, dont la valeur juridique équivaut à zéro, a été interprétée de manière encore plus restrictive qu'elle ne l'est réellement. En effet, elle précise qu'il faut prendre en compte les maires, les riverains les pompiers, et les informer, ce qui n'est pas le cas.

On est donc arrivé à une situation où ce qui devrait être la base de tout notre système, c'est-à-dire la culture du risque, n'existe pas, parce qu'il n'y a pas de partage d'informations. Si vous ajoutez à cela les allégements successifs sur les études d'impact, les évaluations environnementales, les études de danger et autres, les gens ne sont plus protégés convenablement. Je le dis de manière caricaturale, mais c'est une réalité.

Je le dis très clairement, je n'arrive pas à comprendre comment, en mars et en juillet 2019, le préfet a pu dispenser Lubrizol de nouvelles évaluations environnementales, alors que le stockage des produits dangereux avait augmenté dans des proportions considérables et qu'arrivaient sur le site des isocontainers, dont l'impact n'avait jamais été évalué - je passe bien entendu par pertes et profits, mais c'est momentané, le fait que, par-dessus le marché, près de 2 000 tonnes de produits étaient stockées par Lubrizol chez Normandie Logistique sans aucun contrôle.

Dans ces conditions-là, comment peut-on dispenser une entreprise d'une étude de danger ? C'est une aberration d'autant plus grande que l'étude de danger de 2009, revue en 2014, qui avait permis ce PPRT « riquiqui », car il est vrai que le périmètre est vraiment très petit, était fondée sur le fait que le stockage avait été réduit. Par conséquent, on établit un PPRT réduit parce que le stockage de certains produits, notamment de cuves d'acide chlorhydrique, a été réduit, mais, lorsque ce dernier augmente considérablement, on considère que ce n'est pas la peine de refaire une étude supplémentaire. Ce n'est pas possible !

C'est très grave, parce que nous risquons d'avoir ailleurs des problèmes identiques. Je sors un peu de mon rôle d'avocate pour dire que, en matière de confiance du citoyen, ce n'est pas brillant.

La sous-traitance est un problème majeur qui concerne toutes nos industries, y compris dans le domaine nucléaire. D'une part, dans ces entreprises, le personnel n'est pas formé de la même manière. D'autre part, cela m'a été dit par des sous-traitants du nucléaire, mais je pense que c'est valable ailleurs - il faut savoir comment cela se passe dans la vraie vie -, les entreprises ont un contrat pour aller faire du nettoyage, qui est de moins en moins du nettoyage et de plus en plus de l'intervention de maintenance. Elles doivent faire un certain nombre de choses dans un délai extrêmement court, ce qui n'est possible ni matériellement ni physiquement. Que font alors les employés ? Ils indiquent que ces tâches ont été accomplies, alors qu'elles ne le sont pas. S'ils ne le font pas, l'entreprise n'aura plus le contrat à l'avenir et c'est donc un risque de chômage pour eux. La pression qui s'exerce sur eux ne va évidemment pas dans le sens de la sécurité et de la sûreté. C'est vrai dans le secteur nucléaire et sans doute dans d'autres. En outre, ce sont des employés peu formés et peu suivis médicalement - le suivi sociomédical pose problème.

Même s'ils savent ce qu'ils doivent faire, une fois sur deux, les employés des entreprises de sous-traitance ne peuvent pas le faire et, si l'un d'entre eux faisait de l'excès de zèle, les autres lui tomberaient dessus, au regard de ce qui peut leur arriver.

La sous-traitance est un problème très important, pour toutes les raisons que je viens d'indiquer, qui fragilise encore l'édifice.

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