Intervention de Emmanuelle Wargon

Réunion du 19 novembre 2019 à 14h30
Gratuité totale dans les transports collectifs — Débat sur les conclusions d'un rapport organisé à la demande d'une mission d'information

Emmanuelle Wargon :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie tout d’abord d’excuser l’absence du secrétaire d’État chargé des transports, Jean-Baptiste Djebbari, actuellement à l’Assemblée nationale pour l’examen final du projet de loi d’orientation des mobilités.

Le rapport de la mission sénatoriale, complet et équilibré, souligne combien il importe de faire évoluer notre modèle de transport vers des mobilités plus propres et plus solidaires. Ce sont des objectifs que nous partageons tous, quels que soient les moyens mis en œuvre pour y parvenir.

En préambule, je précise que je préfère parler de « choix de tarification » plutôt que de « gratuité », car, comme nous le savons tous, la gratuité des services publics n’existe pas : ces services ont un coût, la question posée étant celle de la répartition de ce coût entre le contribuable et l’usager. L’emploi du seul terme « gratuité » tend à masquer la réalité du choix qu’une telle option suppose, à savoir que l’on fait supporter l’intégralité du coût du service au contribuable.

Une fois le débat posé en ces termes, il est particulièrement important que le Gouvernement puisse y prendre part, et ce au moment même où le projet de loi d’orientation des mobilités est sur le point d’aboutir.

Votre travail met parfaitement en évidence les trois objectifs, parfois difficilement conciliables, auxquels doit répondre une politique tarifaire : garantir le droit au transport pour tous, favoriser une politique de report modal et, enfin, couvrir une partie des coûts de production du service.

La tarification relève de la compétence des autorités organisatrices de la mobilité et, à ce titre, d’un choix politique fait en responsabilité par les élus locaux. Ce sont eux qui connaissent le mieux les besoins de leurs concitoyens, si bien que l’État n’a pas à décider à leur place. En l’espèce, je vous confirme la volonté du Gouvernement de respecter le principe de libre administration des collectivités locales.

C’est en vertu de ce principe que la gratuité pour l’usager existe aujourd’hui dans vingt-neuf communes en France, comme vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur, ce qui permet de nourrir la réflexion sur ce type de dispositif ici et ailleurs dans le monde.

La gratuité pour l’usager peut être considérée comme une mesure sociale essentielle pour répondre aux problèmes de mobilité des plus fragiles. Pour autant, vous le savez, d’autres solutions existent pour atteindre cet objectif.

La tarification solidaire en fonction des revenus ou du statut, mise en place par de nombreuses autorités organisatrices, apparaît, en termes de pouvoir d’achat, comme une alternative efficace pour répondre à la problématique de mobilité des populations les moins aisées.

Elle me semble également plus égalitaire, car elle est fondée sur la capacité financière des usagers. C’est d’ailleurs le choix que fait la grande majorité des collectivités locales, qui aident les usagers des transports publics sous condition de ressources, les étudiants, aux côtés des entreprises qui contribuent au financement de l’abonnement de leurs salariés.

De plus, la question de la tarification ne doit pas monopoliser le débat et masquer les autres enjeux en matière de solidarité et d’accès à la mobilité.

Pour les publics les plus fragiles, un accompagnement à la mobilité et des solutions spécifiques sont nécessaires. De ce constat établi lors des Assises nationales de la mobilité, le Gouvernement a tiré des solutions concrètes dans le projet de loi d’orientation des mobilités : ainsi, un plan d’action en faveur de la mobilité solidaire devra être copiloté par la région et le département dans chaque bassin de mobilité.

Par ailleurs, comme la consultation que vous avez conduite l’a bien montré, l’enjeu en termes d’accès à la mobilité réside d’abord et avant tout dans le développement d’une offre utile.

Le premier frein à la mobilité sur un territoire, c’est l’absence d’offre adéquate. La question de la tarification ne vient qu’après. Comme le secrétaire d’État chargé des transports le rappelait devant votre assemblée il y a deux semaines, notre défi commun, celui qui est au cœur du projet de loi d’orientation des mobilités, est d’offrir partout et pour tous des solutions en matière de mobilité qui soient rapides, fréquentes et fiables. Le débat sur la tarification ne doit pas occulter cet objectif majeur.

Concernant l’enjeu écologique, le manque d’évaluations à notre disposition doit nous conduire à rester prudents sur l’incidence de la gratuité pour l’usager en matière de report modal de la voiture particulière vers les transports en commun.

On peut toutefois relever que les reports modaux observés dans les territoires sont en général le fruit d’une politique globale de mobilité qui dépasse le seul enjeu de la tarification. Celle-ci combine une politique visant à améliorer l’offre de transport et une politique tendant à en améliorer la qualité. À cet égard, vous noterez la plus grande sensibilité des associations d’usagers aux notions de desserte ou de ponctualité qu’à celle de gratuité.

Par ailleurs, il convient de déployer une politique de régulation de l’usage de la voiture, notamment au travers du stationnement.

En revanche, la gratuité pour l’usager permet indiscutablement d’améliorer la fréquentation des services de transport existants, en fidélisant certains usagers et en attirant d’autres publics qui ne sont pas captifs du confort ou de la rapidité de la voiture. Revers de la médaille, il semble que la gratuité conduise certaines personnes à utiliser les transports en commun au détriment de la marche ou du vélo, ce qui ne manque pas de soulever des questions en termes de préservation de l’environnement et de santé publique.

Enfin, si l’incidence de la gratuité pour l’usager en matière sociale et écologique prête à débat, il n’en est pas de même sur le plan économique, puisque la perte de ressources pour la puissance publique est, pour le coup, tout à fait tangible.

Comme je l’ai dit en introduction, et pour reprendre les termes de l’étude récemment menée par le groupement des autorités responsables de transport (GART), « la gratuité n’existe pas dans l’absolu ». Ce qui n’est pas payé par l’usager doit l’être par le contribuable. Il faut être transparent de ce point de vue vis-à-vis de nos concitoyens, en évitant toute démagogie.

Quand la gratuité est mise en œuvre, elle est financée par le contribuable local : les employeurs au travers du versement transport, qui deviendra bientôt le versement mobilité, et les habitants au travers de la fiscalité locale. Si certains territoires peuvent s’appuyer sur un réel dynamisme économique avec la présence de grandes entreprises pour financer la part de l’usager, ce n’est pas le cas de tous.

Ce n’est donc pas un hasard si les réseaux gratuits pour l’usager, une trentaine aujourd’hui en France, sont pour la plupart de taille modeste, avec un taux de fréquentation souvent plus faible que la moyenne.

Comme votre rapport le montre, mesdames, messieurs les sénateurs, la mise en œuvre d’une telle politique sur les réseaux de grandes agglomérations ne me paraît pas facile. En effet, les recettes tarifaires que les métropoles perçoivent auprès des usagers des réseaux représentent des sommes très importantes, qui couvrent une part significative des dépenses de fonctionnement. Cela correspond par exemple à 36 % des dépenses de financement du réseau en Île-de-France, soit 3, 66 milliards d’euros.

La gratuité pour l’usager implique par ailleurs une fréquentation supplémentaire des réseaux sur l’ensemble de la journée, y compris aux heures de pointe, quand ceux-ci sont souvent déjà à saturation, ce qui tend à aggraver la situation et oblige à des investissements et à des dépenses de fonctionnement supplémentaires. Les moyens de production matériels et humains sont en effet dimensionnés pour absorber le trafic en heures de pointe.

À ce titre, les exemples étrangers sont une source d’enseignement, puisque certaines villes ont rétabli une tarification pour faire face aux besoins de financement liés au développement de l’offre.

En conclusion, mesdames, messieurs les sénateurs, vous aurez compris au travers de mon intervention que le Gouvernement, tout en respectant le choix souverain des collectivités locales, souhaite d’abord développer les offres de mobilité partout dans notre pays et pour tous nos concitoyens.

Le premier facteur d’exclusion ou de discrimination, c’est non pas la tarification, mais l’offre. Ainsi, c’est d’abord en démultipliant les offres concrètes de mobilité que nous répondrons à la principale demande de nos concitoyens.

Vos travaux vont nous permettre d’échanger sur ces sujets au cours de débats qui s’annoncent, j’en suis certaine, riches et constructifs.

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