Intervention de Jérôme Bignon

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 13 novembre 2019 à 9h30
Proposition de loi tendant à réguler « l'hyper-fréquentation » dans les sites naturels et culturels patrimoniaux — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jérôme BignonJérôme Bignon, rapporteur :

Je remercie tout d'abord le président de m'avoir exceptionnellement permis d'être rapporteur d'une proposition de loi dont je suis le premier signataire.

Rapporter une proposition de loi que l'on a soi-même écrite est un exercice original, mais je me suis efforcé de pleinement « jouer le jeu ». J'ai souhaité, en tant que rapporteur, aborder ce texte avec le plus de neutralité possible, avec esprit critique et rigueur, en étant ouvert à toutes les remarques et difficultés qui ont pu être portées à mon attention lors de mes travaux.

Je remercie et salue notre nouveau collègue Hervé Gillé, qui a assisté à la dizaine d'auditions que j'ai menées. Nous avons pu échanger et travailler en bonne intelligence. Au-delà de mes auditions, j'ai également souhaité travailler avec la commission des lois, dans la mesure où le sujet de la proposition de loi entre également dans le champ de ses compétences. J'ai pu échanger avec le président Philippe Bas sur ce texte et sur les modifications que je vous proposerai d'y apporter, qui rejoignent pleinement son analyse.

J'en viens maintenant au fond.

Ce texte parle d'un sujet qu'un certain nombre d'entre nous connaissent déjà : l'hyper-fréquentation touristique dont certains sites naturels et culturels patrimoniaux font l'objet et les dommages que celle-ci peut causer sur l'environnement. Si l'attractivité de nos territoires est un enjeu important, à l'inverse, les raisons pour lesquelles certains sites bénéficient d'une protection particulière peuvent parfois être menacées par une fréquentation touristique trop abondante. C'est d'ailleurs dans ce cadre-là que j'ai été sollicité par des gestionnaires de sites, comme les parcs nationaux, et que j'ai été amené à déposer ce texte. Nous avons tous en tête les incidents de cet été dans le massif du Mont-Blanc : un touriste est notamment monté au sommet avec un rameur, qu'il a ensuite abandonné sur place. L'extravagance va vraiment très loin...

Voici quelques chiffres pour vous convaincre.

Au pic de la saison touristique au mois d'août, on dénombre près de 7 000 touristes par jour qui se pressent sur les 7 kilomètres de long et 3 kilomètres de large de la petite île de Porquerolles, dans le Var, 800 000 visiteurs par an dans les gorges du Verdon, 16 000 touristes par jour, l'été, sur la dune du Pilat en Gironde, site classé au titre de la loi de 1930 et faisant l'objet d'une « Opération Grand site » (OGS), 49 navires commerciaux faisant des navettes sur la zone de la réserve de Scandola en Corse, jusqu'à 30 000 touristes par jour sur le Mont-Saint-Michel. Et que dire de la baie de Somme, chère à mon coeur ? Certains sites protégés sont bel et bien « saturés ».

Lorsque l'on parle d'hyper-fréquentation, on parle du dépassement de la capacité d'accueil. Cette notion n'est pas forcément simple à apprécier dans le cas d'espaces naturels ; c'est plus simple pour un musée par exemple. Ce qui est sûr, c'est que la forte fréquentation de certains sites tend également à en changer la « nature ». Toutes les personnes que j'ai entendues en ont parlé. Le maire de Saint-Gervais-les-Bains parle du phénomène de « l'unique venue » : cela concerne des touristes qui ne reviendront jamais, qui souhaitent simplement prendre une photo - un selfie - pour la mettre sur les réseaux sociaux et qui ne respectent pas les sites. On ne va plus visiter le site pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il dit de nous, parce qu'il nous met en valeur.

Ces nouveaux comportements peuvent avoir sur l'environnement des conséquences importantes : destruction de la faune et de la flore, augmentation des déchets et de leur dispersion, impacts sur la biodiversité, notamment marine, sur la qualité paysagère des sites, etc. Sans parler de l'impact négatif que cette hyper-fréquentation peut avoir sur le tourisme lui-même, en portant atteinte à l'attractivité du territoire.

C'est ce constat qui a amené un grand nombre d'élus et de gestionnaires de sites naturels à se poser la question d'un renforcement des outils à la disposition des maires pour remédier à ces difficultés. Car si des outils existent déjà aujourd'hui, ils présentent certaines limites.

Vous le savez, mes chers collègues, nous avons en France, un principe ancré de longue date, sur lequel il ne paraît pas souhaitable de revenir : celui d'un accès libre et gratuit à nos espaces naturels. Malgré cela, des outils de protection existent pour certains sites, eu égard à leurs caractéristiques écologiques ou culturelles patrimoniales.

Les régimes de protection qui existent sont nombreux ; force est de constater qu'ils n'offrent pas tous le même niveau de protection, ni le même niveau de contraintes réglementaires. Certains espaces sont ainsi protégés au titre d'une convention internationale : c'est le cas des zones humides via la convention Ramsar. Certains espaces bénéficient d'une protection dite « conventionnelle », comme les conventions de gestion de sites appartenant à l'État, les sites Natura 2000, les espaces faisant l'objet d'une OGS ou encore les parcs naturels régionaux.

Certains sites sont directement protégés par voie contractuelle et d'autres, de manière très générale, par la loi, par exemple la loi Littoral ou la loi Montagne.

Le Conservatoire du littoral dispose d'outils de protection via une politique d'acquisitions de terrains. Il établit, par exemple, des plans de gestion, en concertation avec le gestionnaire et les communes concernées, qui peuvent comporter des recommandations visant à restreindre l'accès du public et les usages des immeubles du site. À chaque conseil d'administration, il est amené à prendre des décisions par rapport à des demandes de participation sur les terrains qu'il gère, notamment les hyper-trails.

Enfin, certains sites bénéficient d'une protection réglementaire qui peut prendre des formes diverses. Les préfets peuvent ainsi prendre des arrêtés de protection de biotope (APB) pour protéger les habitats naturels. Les parcs nationaux, les parcs naturels marins, les réserves naturelles régionales et nationales ou encore les sites classés et les sites inscrits constituent également des exemples de protections réglementaires plus ou moins fortes dont peuvent bénéficier certains espaces.

Dans le coeur des parcs nationaux, le directeur de l'établissement public exerce les compétences attribuées au maire en matière de police de la circulation et du stationnement hors agglomération, la police des chemins ruraux, la police des cours d'eau, la police de destruction des animaux d'espèces non domestiques, la police des chiens et chats errants. La charte du parc, validée par décret en Conseil d'État après consultation de l'ensemble des acteurs du territoire, contribue également à la régulation de la fréquentation.

Pour les réserves naturelles nationales, l'acte de classement en réserve peut fermer et réglementer l'accès ou définir un zonage plus restrictif. Il peut également réglementer les activités, les manifestations sportives, etc. C'est également le cas pour les réserves naturelles régionales. En revanche, dans les sites classés, le classement du site ne permet pas de gérer les usages ou les comportements inadaptés.

Il existe un grand nombre de polices spéciales de la nature visant à assurer la préservation des espaces naturels et des espèces de la faune et de la flore sauvages, le plus souvent exercées sous l'autorité du préfet en ce qui concerne leur volet administratif.

Au-delà de ces outils juridiques, la plupart des acteurs que nous avons entendus ont mis en avant l'importance des solutions pragmatiques passant par l'aménagement du territoire dans le cadre de « projets de territoire ». On nous a exposé en audition l'exemple d'Étretat, où le réseau des Grands sites de France a permis de mettre autour de la table tous les acteurs concernés afin de trouver des solutions permettant de préserver le site du phénomène de « l'hyper-fréquentation » : recul des parkings en dehors de la ville, mobilités douces, mise en place d'une déviation, etc.

Ces outils d'aménagement du territoire ne règlent cependant pas tous les problèmes. Des limites se font sentir. Ainsi, il n'existe pas de régime général d'accès aux espaces naturels et toutes les réglementations qui existent ne permettent pas forcément d'agir sur les usages. Le Mont-Blanc par exemple, qui n'est pas un parc national, mais un site classé Unesco, bénéficie d'une forte reconnaissance, mais la réglementation que les maires peuvent mettre en oeuvre à ce titre est très limitée. La montagne est un espace libre, que l'on a du mal à réglementer.

J'en viens au dispositif de la proposition de loi. Il était très large. Je sais que cela a pu inquiéter. J'ai été la victime consentante de l'enthousiasme des juristes avec lesquels j'ai travaillé. Nous avons d'abord pensé, avec quelques acteurs concernés, qu'il convenait de passer par un élargissement des pouvoirs de police administrative générale du maire à la protection de l'environnement.

Cette solution, qui mériterait d'être approfondie et travaillée, ne serait-ce que parce qu'elle reviendrait à mon sens à tirer les conséquences des dispositions constitutionnelles de la Charte de l'environnement, est en réalité beaucoup plus large que l'objectif visé par le titre de la proposition de loi, qui est de permettre aux maires de réglementer l'hyper-fréquentation des zones touristiques aux fins de préservation de l'environnement. Selon le directeur des patrimoines du ministère de la culture, une question prioritaire de constitutionnalité pourrait permettre d'affirmer que la Charte de l'environnement est à même de créer un ordre public tiré de l'environnement.

En outre, au cours de mes auditions, un certain nombre d'acteurs m'ont alerté sur les conséquences non maîtrisées d'une telle évolution.

En effet, modifier le pouvoir de police général du maire conduit aussi à lui confier une responsabilité nouvelle et à l'exposer à d'éventuelles poursuites en manquement s'il ne s'en sert pas. Je perçois l'inquiétude qui a été exprimée à cet égard. Ce risque paraît d'autant plus dommageable que le maire ne dispose pas, la plupart du temps, des moyens techniques, juridiques ou humains qui lui permettraient d'exercer effectivement ce nouveau pouvoir de police. Peut-être que cela pourrait se faire dans le cadre de l'intercommunalité.

En outre, alors qu'il existe déjà de nombreuses polices spéciales de la nature, une telle extension du pouvoir de police générale du maire pourrait poser des problèmes d'articulation avec les autorités disposant de pouvoirs de police équivalents.

Le maire lui-même dispose d'ailleurs déjà de pouvoirs en matière d'environnement, dans le cadre de son pouvoir de police générale, d'une part, en matière de pollutions de toute nature et de prévention des fléaux, dans le cadre de pouvoirs de police spéciale, d'autre part, par exemple en matière de déchets, de salubrité des ruisseaux et des rivières, de circulation des véhicules à moteur ou encore de santé publique.

Enfin, alors que la plupart des polices spéciales de la nature sont exercées par l'État, une mauvaise interprétation de ces dispositions pourrait laisser penser que les maires sont désormais compétents de manière générale en matière de protection de l'environnement. La délimitation précise de ce que recouvrirait cette nouvelle compétence serait complexe en ce qu'elle s'inscrirait en fait « en creux » de l'ensemble des polices spéciales déjà attribuées par le code de l'environnement à d'autres autorités.

Pour toutes ces raisons, je vous proposerai de recentrer la proposition de loi sur une extension du pouvoir de police spéciale du maire en matière de circulation des véhicules motorisés, qui existe déjà à l'article L. 2213-4 du code général des collectivités territoriales.

Au lieu de ne permettre que d'interdire les 4X4 sur certaines routes d'espaces naturels, cette modification permettrait au maire, par un arrêté motivé, de réglementer également la circulation des personnes - et non plus seulement des véhicules motorisés -, par exemple au sein d'espaces naturels hyperfréquences et fragiles, dont les milieux seraient menacés.

Cette solution présente l'avantage, d'une part, de ne pas conduire à des incompréhensions sur l'interprétation de ce nouveau pouvoir de police des maires, d'autre part, de limiter le risque de concurrence des polices spéciales.

Ce nouveau pouvoir doit être vu comme un outil venant compléter le panel d'outils qui existent déjà et le renvoi à un décret en Conseil d'État doit permettre de prévoir les consultations nécessaires avec les organes de gouvernance des espaces protégés concernés.

Telles sont, mes chers collègues, les modifications que je vous demanderai d'adopter sur cette proposition de loi dont l'objet est d'apporter une solution concrète aux élus se retrouvant démunis face à la sur-fréquentation de certains espaces naturels, qui sont des sites emblématiques.

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