Intervention de Jean-René Binet

Commission spéciale sur la bioéthique — Réunion du 28 novembre 2019 à 10h15
Audition commune sur les conséquences de l'extension de l'assistance médicale à la procréation sur le droit de la famille

Jean-René Binet, professeur de droit privé à l'Université de Rennes 1 :

Je vous remercie, madame la Présidente, pour votre invitation à m'exprimer devant vous dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique.

Avant d'en venir aux questions consacrées à la filiation, j'aimerais exprimer mon sentiment par rapport au processus en cours. Ce processus inscrit dans la logique des précédentes révisions semble marqué par une continuité historique depuis les lois de 1994. Cependant, cette continuité n'est qu'apparente. Le processus législatif me semble avoir été marqué par une accélération du temps que l'on constate aisément si l'on envisage chacune des étapes qui l'ont jalonné. Les états généraux de la bioéthique qui se sont déroulés l'année dernière n'ont duré que cent jours, soit beaucoup moins que la fois précédente. La mission parlementaire d'information à l'Assemblée nationale, constituée en juin dernier, a duré peu de temps et les débats n'ont pas été approfondis. Enfin, l'examen à l'Assemblée nationale n'a pas permis le soutien de très nombreux amendements et a empêché l'approfondissement de très nombreuses questions. Le processus actuellement en cours est donc bien différent de ce qui s'était passé précédemment.

Ensuite, le projet de loi a été présenté par le Gouvernement comme un projet révolutionnaire. Il ne s'agit donc pas, comme l'avaient fait les lois du 6 août 2004 et du 7 juillet 2011, de faire évoluer la loi de bioéthique de 1994, mais bien de révolutionner la matière. Comme l'avait indiqué le Conseil d'État, le risque est très fort de voir des principes structurants profondément remis en cause par la révision.

Avant d'en venir à la filiation, je souhaiterais évoquer certains principes fondamentaux de ce droit de la bioéthique. L'alinéa 1er de l'article 16-4 du code civil affirme la protection de l'intégrité de l'espèce humaine. Que restera-t-il de ce principe si l'on autorise demain la création d'embryons transgéniques ou chimériques ? C'est ce que fait le projet de loi à l'article 17-I en modifiant les dispositions de l'alinéa 2 de l'article L 2151-2 du code de la santé publique. Que restera-t-il du respect dû à cette personne humaine potentielle qu'est l'embryon si, demain, l'essentiel des recherches conduites sur l'embryon et ses cellules est sorti du cadre contraignant de l'article L. 2151-5 du code de la santé publique? Ce principe de respect est affirmé à l'article 16 du code civil, mais serait remis en question par les futurs articles L. 2141-3 et L. 2151-7 du code de la santé publique.

J'en viens au principe de primauté de l'intérêt de l'enfant, qui est au coeur des conditions d'accès à l'assistance médicale à la procréation. Les conditions sont aujourd'hui fixées à l'article L. 2151-2 du code de la santé publique. Le texte prévoit que l'assistance médicale à la procréation est réservée à un couple formé d'un homme et d'une femme vivants et en âge de procréer. Ces conditions s'expliquent par le souci du législateur, en 1994, de conférer à l'enfant à naître des techniques d'assistance médicale à la procréation, une filiation crédible. Il doit pouvoir se représenter comme étant effectivement issus des parents que la loi lui désigne. Le législateur s'est conformé à l'obligation qui lui est imposée par la convention internationale des droits de l'enfant : assurer une considération primordiale à l'intérêt supérieur de l'enfant.

Ces conditions sont radicalement modifiées par l'article 1er du projet de loi qui, en ouvrant l'accès à l'assistance médicale à procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules et en supprimant les indications médicales du recours à l'assistance médicale à la procréation, déverrouille l'accès à ces techniques. Ces conditions orientent, comme y invite le rapport Touraine, vers la consécration d'un droit à la procréation sans sexe pour tous.

Cette révolution dans les conditions d'accès n'est nullement la conséquence d'une obligation qui pèserait sur le législateur français. Le Conseil d'État, la Cour européenne des droits de l'homme et le Conseil constitutionnel ont rappelé qu'aucune obligation ne pesait sur le législateur.

Si le législateur entend y procéder, il doit nécessairement tenir compte de cet intérêt supérieur de l'enfant, qui doit être sa considération primordiale. Il doit alors se poser cette question : est-il en mesure de garantir la prise en compte de l'intérêt de l'enfant en le privant de toute possibilité d'avoir une filiation paternelle ? L'enfant ne risque-t-il pas de souffrir de cette privation délibérée de père ? À cette question, les réponses ne peuvent venir que des études entreprises. Or, comme le rappelle le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), celles-ci ne sont pas fiables. Elles sont affectées par de nombreux biais méthodologiques, souvent menées par des militants, et font l'objet de contestations ; la prudence commande de ne pas s'y fier. Par conséquent, le législateur peut adopter trois attitudes différentes. Une attitude de risque : accepter l'article 1er tel qu'il est écrit. Une attitude de refus du risque : rejeter cet article 1er. Une attitude de prudence : modifier les dispositions pour prévoir qu'elles n'entreront en vigueur que lorsque des études méthodologiquement incontestables auront garanti que l'enfant ne risque pas de souffrir en raison de la privation délibérée de père et de toute possibilité d'établissement d'une filiation paternelle.

Si vous deviez accepter cette extension de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules, il vous serait toutefois toujours possible de maintenir les indications médicales pour les couples formés d'un homme et d'une femme qui figurent actuellement dans le code de la santé publique. Cela aurait le mérite d'éviter un déverrouillage complet dans l'accès à l'assistance médicale à la procréation.

Vous pourriez également prévoir, comme cela avait été suggéré par le Conseil de l'ordre des médecins, une clause de conscience au profit des professionnels de santé.

Vous pourriez également maintenir le caractère subsidiaire du recours au don de gamètes que le projet de loi entend supprimer.

Il vous faudrait également élaborer l'établissement du lien de filiation de l'enfant né de cette technique dans un couple de femmes. Tel est l'objet de l'article 4 du projet de loi.

Actuellement, la filiation établie en cas de recours à l'assistance médicale à la procréation l'est conformément aux dispositions du titre VII du livre Ier du code civil. Elle l'est conformément au droit commun en cas de procréation endogène, c'est-à-dire intraconjugale sans recours à un don de gamètes. En cas de don de gamètes, de procréation exogène, les conditions de droit commun s'appliquent pour l'essentiel, à quelques détails près. La filiation doit être obligatoirement établie et sa contestation est essentiellement impossible.

Les dispositions du titre VII du livre Ier, qui sont fondées sur la vraisemblance ou la vérité biologique, ne permettent toutefois pas d'établir le lien de filiation à l'égard de deux personnes de même sexe, de deux femmes. C'est la raison pour laquelle le Conseil d'État avait suggéré quatre options en écartant d'emblée celles qui consistaient à modifier le titre VII. Il estimait dans son étude de 2018 que les modifications du titre VII seraient en contradiction avec la philosophie des modes d'établissement classiques de la filiation, qui reposent sur la vraisemblance. Il a attiré spécifiquement l'attention sur le fait qu'elles conduiraient à une remise en cause des principes fondateurs du droit de la filiation fixés par ce titre.

C'est la raison pour laquelle il avait préconisé la création d'un titre VII bis dans lequel seraient inscrites les règles conférant un double lien de filiation monosexuée à l'égard de cet enfant.

L'Assemblée nationale a été saisie d'un amendement gouvernemental inscrivant dans ce titre les modifications visant à établir le lien de filiation monosexuée. Si cette solution devait également être celle du Sénat, je me permets d'attirer votre attention sur deux points qui, techniquement, posent problème. Le premier point est l'utilisation du mot « reconnaissance » pour le couple de femmes. La reconnaissance conjointe, telle qu'elle est prévue par le projet de loi, risquerait de créer une confusion avec la reconnaissance prévue à l'article 316 du code civil. Ces deux reconnaissances figureraient en effet dans le même titre, mais avec des sens très différents. La reconnaissance de l'article 316 est un aveu de paternité, mais la reconnaissance conjointe ne peut être qu'un acte de volonté destiné à fonder la filiation. Cette confusion terminologique pourrait fragiliser la véritable reconnaissance. Il conviendrait de remplacer ce mot.

Autre problème, la filiation, telle qu'elle est prévue dans le projet de loi, ne distingue pas la femme qui accouche de l'autre femme. Ce faisant, elle méconnaît l'application de la règle mater semper certa est. Il faudrait impérativement opérer une dissociation entre les deux femmes : l'accouchement ferait la mère pour l'une tandis que la déclaration ferait la maternité de l'autre.

Enfin, le projet de loi envisage de créer un droit à l'accès aux origines personnelles et il s'inscrit dans une démarche tendant à une meilleure prise en compte de l'intérêt de l'enfant. Ce projet aurait dû arriver à son terme dès 2011. Au regard de l'affirmation par la Cour européenne des droits de l'homme d'un véritable droit à la connaissance de la filiation réelle, il me semble qu'il est désormais temps d'y procéder.

En 2011, le législateur avait cédé devant les craintes d'un tarissement des dons de gamètes exprimées par les professionnels du secteur. L'intérêt des professionnels avait donc prévalu sur l'intérêt de l'enfant. Fort heureusement, les enfants, dont l'intérêt supérieur a été méconnu, grandissent et demandent des comptes. C'est une leçon qu'il faut savoir méditer.

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