Intervention de Hugues Fulchiron

Commission spéciale sur la bioéthique — Réunion du 28 novembre 2019 à 10h15
Audition commune sur les conséquences de l'extension de l'assistance médicale à la procréation sur le droit de la famille

Hugues Fulchiron, professeur de droit privé à l'Université Jean Moulin Lyon 3 :

C'est un honneur d'être appelé à m'exprimer aujourd'hui devant vous dans le cadre de la révision des lois bioéthiques. L'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux femmes et aux femmes seules pose de délicates questions d'ordre éthique. Elle pose aussi des questions d'ordre juridique. Comment construire la filiation entre l'enfant et les deux femmes ayant porté le projet parental ? Comment construire juridiquement cette filiation dans le respect des droits de l'enfant de connaître ses origines ?

Avant d'aborder ces questions, je ferai une remarque préalable. Il ne m'appartient pas en tant qu'expert juridique de prendre parti sur les questions dont les enjeux sociétaux sont bien connus. Les choix à faire vous appartiennent. En tant qu'expert, il me revient seulement d'essayer d'éclairer ces choix et d'en souligner les enjeux d'un triple point de vue : tout d'abord, au regard de la pertinence technique des règles qui traduisent juridiquement les choix qui vous appartiennent ; ensuite, au regard de la cohérence du système dans lequel ces normes s'inscrivent, et, enfin, au regard des droits et libertés de la personne.

Le droit de la filiation procréative - terme plus exact que filiation charnelle - que je distingue de l'adoption, a pour objet de rattacher l'enfant à ceux qui lui ont donné la vie.

Comme tout système juridique régissant la filiation, le droit français tente de trouver un équilibre entre les données naturelles - autrefois le sang et aujourd'hui la biologie -, la volonté des individus, le vécu, les valeurs et les principes qui structurent la société.

Notre système français repose sur trois piliers : l'hétérosexualité de la parenté pour la filiation procréative, l'unicité de la parenté et la recherche de la vérité des filiations. Cette vérité est avant tout conçue comme une vérité biologique, autrefois le sang, même si une large place est faite à d'autres aspects comme le vécu en particulier, la volonté des intéressés, le souci de ne pas troubler l'ordre social, la paix des familles. Lorsque la filiation, à défaut d'être vraie, est vraisemblable, il y a des hypothèses dans lesquelles le droit s'en contentera.

L'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples hétérosexuels n'a pas bouleversé le droit de la filiation ainsi conçu, car on avait fait le choix, à l'époque, de transposer les règles conçues pour la filiation charnelle. De même, l'ouverture du mariage aux couples de même sexe n'a pas bouleversé le droit de la filiation procréative puisqu'on a choisi de prendre un autre modèle de filiation pour établir le lien : l'adoption.

En revanche, l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation constitue un bouleversement d'une tout autre ampleur. C'est une rupture avec le modèle traditionnel de l'assistance médicale à la procréation, comme l'a souligné le professeur Binet. C'est aussi une rupture avec le modèle traditionnel de la filiation procréative.

La question est de savoir comment construire la filiation de l'enfant. Trois orientations étaient possibles : passer par l'adoption, étendre aux couples de femmes les règles construites traditionnellement pour la filiation charnelle, construire un nouveau système qui tienne compte des données particulières à cette nouvelle forme d'engendrement par deux femmes qui recourent aux gamètes d'un tiers. C'est donc cette troisième voie qui a été choisie.

Elle pouvait toutefois se subdiviser en deux chemins. Le premier chemin consistait à repenser dans sa globalité le modèle de construction de la filiation lorsque deux personnes recourent aux gamètes d'un tiers, que le couple soit homosexuel ou hétérosexuel. Le second chemin était la construction d'un système spécifique pour les couples de femmes puisque, dans ce cas-là, il n'est évidemment plus possible de rattacher la filiation à un modèle procréatif traditionnel.

Les techniques de mise en oeuvre peuvent être diverses sur ce point, mais c'est le choix de la reconnaissance conjointe qui a été fait par l'Assemblée nationale. Ce point, et je rejoins le professeur Binet, me semble, du point de vue juridique, poser trois problèmes. Dans la version retenue, il est question de reconnaissance anticipée. Le terme « reconnaissance » est déjà utilisé ailleurs dans la filiation procréative. Cela ne peut que créer de la confusion. Ensuite, cette reconnaissance entraîne l'établissement de la filiation pour les deux mères, celle qui a accouché et l'autre femme. Certes, les deux femmes ont porté ensemble le projet parental, mais ce système rompt avec un principe qui gouverne l'ensemble du droit de la filiation, à savoir que la mère est celle qui accouche. Certes, ce principe est aujourd'hui beaucoup moins évident qu'il n'y paraît, car la maternité elle-même est devenue, dans certaines hypothèses, divisible, une femme pouvant porter un embryon conçu avec les gamètes d'une autre femme. Toutefois, si l'on souhaite reconstruire la maternité, il faut, à mon avis, une construction d'ensemble et non pas une reconstruction partielle, comme celle qui est proposée et qui ne peut qu'être source d'incohérences et d'inégalités.

La troisième critique tient au fait que ce système semble nier la réalité de la grossesse et de l'accouchement puisque la filiation repose sur la seule volonté des parents. Dans cette hypothèse, l'équilibre entre réalité biologique, volonté et vécu est rompu au profit de la seule volonté des parents qui expriment le projet parental.

On change complètement le modèle sur lequel était construit le droit de la filiation. Ce modèle, qui est possible, mais pas souhaitable, appelle deux remarques. Il faut penser ce modèle dans sa globalité, en prenant en compte ses conséquences sur l'ensemble du droit de la filiation. La pire chose, de mon point de vue, est de l'introduire dans un cas particulier, sans en mesurer les conséquences, comme une technique permettant d'arbitrer entre les intérêts contradictoires. Par ailleurs, ce système pense la filiation par rapport au choix et aux intérêts des parents, ce qui me semble contraire à une des évolutions des plus importantes du droit contemporain de la famille, à savoir la reconnaissance des droits de l'enfant. Je dis bien : des droits de l'enfant, pas de l'intérêt de l'enfant. C'est à partir des droits et libertés de l'enfant qu'il faudrait reconstruire le droit de la filiation pour l'adapter aux nouvelles formes d'engendrement. Pour dire les choses autrement, il faudrait abandonner une fois pour toutes la perspective archaïque ou post-moderne qui pense la filiation à partir des parents.

Si l'on pense le système à partir de l'enfant, si l'on place le droit de l'enfant, notamment le droit de l'enfant au respect de son identité, au centre du nouveau système de filiation, il conviendrait de distinguer deux hypothèses.

La première hypothèse est celle de l'enfant issu des gamètes de ses parents, par un acte charnel ou par l'assistance médicale à la procréation. Je rappelle que l'acte charnel demeure le mode de conception le plus courant. Il me semble bon de penser la filiation et de construire un droit de la filiation à partir de l'hypothèse la plus générale même si l'on doit penser en même temps aux exceptions.

La seconde hypothèse regrouperait tous les cas dans lesquels l'enfant est né avec les gamètes d'une autre personne que celles du couple ayant porté le projet parental. À cette hypothèse, il faudrait ajouter celle d'une femme seule qui recourt à l'assistance médicale à la procréation. Dans toutes ces hypothèses où l'enfant est conçu avec les gamètes d'un tiers, que le couple soit hétérosexuel ou homosexuel, il faudrait placer au centre de cette seconde reconstruction le droit de l'enfant à connaître ses origines. Nous rejoignons là un autre aspect du projet de loi, à savoir l'inégalité qu'il crée au regard du droit de l'enfant à ses origines. Selon que l'enfant est né dans un couple de femmes ou dans un couple hétérosexuel, son droit ne sera pas le même, mais nous aurons certainement l'occasion d'en discuter.

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