Intervention de Marie Mesnil

Commission spéciale sur la bioéthique — Réunion du 28 novembre 2019 à 10h15
Audition commune sur les conséquences de l'extension de l'assistance médicale à la procréation sur le droit de la famille

Marie Mesnil, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université de Rennes 1 :

Je vous remercie de m'avoir invitée à discuter des enjeux liés à l'extension de l'assistance médicale à la procréation à toutes les femmes et aux questions de filiation qui en découlent.

Je souhaiterais faire deux remarques sur l'article 1er qui étend l'accès à l'AMP à toutes les femmes. Cet article renforce deux mouvements déjà existants en droit et il ne s'agit en aucun cas d'un texte révolutionnaire au sens où M. Binet pourrait l'entendre. Tout d'abord, il s'agit de renforcer l'affirmation du rôle social de la médecine de la reproduction. Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'un couple hétérosexuel, d'une femme seule ou d'un couple de femmes, la médecine de la reproduction ne remplit pas exclusivement une mission médicale au sens strict. Ensuite, l'article 1er réaffirme la reconnaissance d'un pluralisme familial. Je pense que le terme de pluralisme familial est plus intéressant pour penser justement ces droits familiaux. Ce pluralisme familial existe déjà en droit puisque, depuis 1966, une personne seule peut avoir recours à l'adoption pour fonder une famille. Depuis la loi du 17 mai 2013, les couples de personnes de même sexe peuvent avoir reconnaissance légale de leur famille.

J'en viens à la question de l'établissement de la filiation pour les couples de femmes et en particulier pour la seconde femme du couple lesbien, celle qui n'accouche pas. Au sens du droit, la filiation est un lien juridique. Il s'agit donc toujours d'une construction sociale et ce n'est jamais la reconnaissance par le droit d'une situation pré-existante de l'existence d'un lien biologique.

Certes, la mère, c'est la femme qui accouche. Pour le père, c'est différent, car il n'accouche pas. L'établissement de la filiation paternelle non contentieuse, c'est-à-dire dans la très grande majorité des cas, se fait donc grâce à la présomption de paternité, si l'homme est le mari de la femme qui accouche, ou par reconnaissance. Ces modes d'établissement de la filiation ne reposent pas sur l'existence d'un fondement biologique au moment de l'établissement non contentieux de la filiation. Cela signifie qu'un homme peut, par le biais de ces mécanismes juridiques, choisir d'être le père d'un enfant dont il sait qu'il n'est pas le géniteur. C'est uniquement dans le cadre d'un contentieux que la preuve génétique viendra départager les hommes qui revendiqueraient la paternité de l'enfant et uniquement si le délai de prescription le permet.

Il faut également souligner qu'il existe aujourd'hui deux grands types de filiation. Le titre VII « De la filiation » n'a pas d'adjectif qualificatif et constitue le droit commun de la filiation. Ce titre a parfois été qualifié de filiation par procréation charnelle, mais cette qualification est inexacte. Il ne s'agit en effet pas toujours de filiation biologique. Cela a conduit d'ailleurs à un glissement sémantique puisqu'aujourd'hui on parle plus volontiers de filiation par vraisemblance biologique.

Le titre VIII est celui de la filiation adoptive. Il consiste à donner une famille à un enfant qui n'en a pas, à laisser la trace de cette histoire dans l'acte de naissance de l'enfant et surtout à permettre un contrôle par le juge, dans l'intérêt de l'enfant. Ces deux types de filiation emportent aujourd'hui les mêmes effets en termes de droits et de devoirs à l'égard des enfants. Un mouvement, qui a commencé dans les années 70 et s'est achevé au début des années 2000, a effectivement mis fin aux différences existant entre les filiations légitimes et naturelles. Pourquoi vouloir de nouveau, comme c'était le cas à l'époque, distinguer les filiations, si ce n'est pour marquer une désapprobation sociale par rapport aux conditions de la naissance de l'enfant ?

J'en viens à présent aux quatre options envisageables.

La première option consisterait à ne pas changer l'état du droit et à continuer de demander à la seconde mère d'adopter l'enfant de sa conjointe. Elle a été jugée bien trop problématique par rapport à l'intérêt de l'enfant, qui est de voir sa filiation établie dans tous les cas.

Les deuxième et troisième options consistent à créer un nouveau mode d'établissement de la filiation spécifique notamment pour les couples lesbiens. C'est l'option actuellement retenue à la suite de l'avis du Conseil d'État. Il aurait aussi pu être envisagé de repenser plus généralement le système de filiation pour tous les enfants conçus par don de gamètes. Dans ce cas-là, les couples hétérosexuels, les couples lesbiens, voire les femmes seules ayant recours au don de sperme, auraient été concernés.

Ces deux options soulèvent des questions au regard de ce qu'est actuellement le droit de la filiation. Tout d'abord, on crée une confusion problématique entre la filiation d'un côté et le mode de conception de l'enfant de l'autre. En effet, le mode d'établissement de la filiation, en apparaissant sur l'acte de naissance de l'enfant, aurait signifié le recours à un don de gamètes. On aurait donc une confusion à l'état civil entre la filiation - le lien de droit qui existe entre un enfant et ses parents - et les origines génétiques de l'enfant. Par ailleurs, pour les couples hétérosexuels, cette information constitue une atteinte au secret médical puisque le recours au don de gamètes traduit pour ces couples l'existence d'une stérilité. Ce nouveau mode d'établissement de la filiation constitue une stigmatisation relative aux conditions de la naissance, qu'elle soit liée à un recours de gamètes ou à l'orientation sexuelle de leurs parents.

La solution actuellement retenue, celle d'une reconnaissance conjointe prénatale pose des problèmes techniques. La difficulté ne repose pas sur l'emploi du terme « reconnaissance ». Je ne partage pas l'avis de mes collègues sur ce point. À mon sens, cette reconnaissance n'est pas un aveu de paternité ou de maternité, c'est-à-dire de l'existence d'un lien biologique, mais un engagement à assumer un rôle parental auprès de l'enfant.

La réelle difficulté technique a déjà été soulevée par M. Fulchiron : il s'agit de l'indivisibilité des filiations maternelles. La reconnaissance conjointe sécurise la filiation puisqu'elle est établie dès la naissance de l'enfant, de la même manière pour les deux femmes, mais l'une ne peut être établie sans l'autre. L'accouchement n'est alors plus le fondement de la filiation maternelle pour la femme qui accouche de l'enfant. Cela me semble particulièrement problématique. Certes, nous devons penser l'établissement de la filiation à l'égard de la seconde femme, celle qui n'accouche pas de l'enfant, mais pourquoi nier l'accouchement de la mère alors que c'est un élément de l'histoire narrative de l'enfant ?

Cela veut-il dire que l'accouchement comme fondement de la maternité serait remis en cause, y compris au stade de contentieux, pour les couples lesbiens ayant eu recours à un don de sperme ?

Par ailleurs, l'autre difficulté technique importante qui découle de l'indivisibilité des filiations est que la seconde mère est obligée pour pouvoir établir sa filiation de communiquer à l'officier d'état civil la reconnaissance conjointe prénatale qui établira également la filiation à l'égard de la femme qui accouche, quand bien même celle-ci aurait demandé le secret, c'est-à-dire aurait souhaité accoucher sous X. Cette situation soulève une vraie question quant au recul des droits des femmes à pouvoir recourir à l'accouchement sous X - protecteur à la fois de la santé des femmes et des enfants.

Une question se pose également concernant l'accès au juge. La filiation de la femme qui accouche est établie automatiquement sur présentation du document, et non à l'issue d'une procédure devant le juge qui offre de nombreuses garanties importantes, notamment au regard de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Au vu de ces difficultés techniques, il me semble qu'il serait plus simple de garder le système actuel mis en place en 1994 pour les couples hétérosexuels ayant recours à un don de sperme, qui a d'ailleurs fait ses preuves, comme nous pouvons le constater au regard du très faible nombre, voire de l'absence de contentieux.

Cela nous conduit à la quatrième option, l'extension du dispositif actuel dont bénéficient les couples hétérosexuels. Celui-ci consiste à recueillir, préalablement à la mise en oeuvre de l'AMP avec don de gamètes, le consentement du couple devant notaire. Auparavant, les couples concernés avaient le choix entre le notaire et le juge, ce qui offrait la possibilité d'un accès gratuit au recueil du consentement.

Ce consentement exerce une fonction importante d'information des parents quant aux conséquences du recours au don de gamètes en matière de filiation. Ces conséquences sont de deux natures : d'une part, la possibilité d'établir la filiation à l'égard de l'homme uniquement sur la base de son consentement au don - quand bien même il ne serait pas le géniteur, il serait le père - et, réciproquement, l'impossibilité d'établir la filiation à l'égard du géniteur, c'est-à-dire du donneur de sperme.

Ce dispositif pourrait être étendu aux couples de femmes qui pourraient, de la même manière, consentir devant notaire, voire devant le juge, au recours au don de gamètes, et qui, sur présentation de ce consentement à l'officier d'état civil, pourraient établir la filiation de la seconde femme par reconnaissance.

Il est important que le consentement puisse être présenté à l'officier d'état civil. En effet, il ne s'agit pas de permettre à tous les couples de femmes d'établir leur filiation à l'égard d'un enfant, mais bien de rendre possible, uniquement dans le cas d'un recours au don de sperme, un double établissement de la filiation maternelle dès la naissance : pour la femme qui accouche, par la mention de son nom dans l'acte de naissance, et pour l'autre femme par reconnaissance - y compris devant l'officier d'état civil qui pourrait annexer le consentement au don à l'acte de naissance pour en prouver la légalité.

Cette solution permet de préserver l'intérêt de l'enfant, sa filiation étant établie dès la naissance à l'égard des deux femmes. De plus, elle assure une certaine souplesse du droit, la filiation étant divisible entre les deux mères et elle rend possible le recours aux mécanismes de droit commun mis en oeuvre sans difficulté depuis 1994 et qui ne créent aucun effet de stigmatisation à l'égard des enfants qui ne sont pas responsables de l'orientation sexuelle de leurs parents.

Par ailleurs, d'un point de vue légistique il s'agit de la solution la plus simple, qui demande le moins de modifications, la plus rapide et la plus efficace. Or la rapidité et l'efficacité sont les deux critères mis en avant par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son avis du 10 avril 2019 concernant la filiation.

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