Intervention de Christophe Farnaud

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 novembre 2019 à 9h35
Situation au moyen-orient et action de la france — Audition de M. Christophe Farnaud directeur afrique du nord et moyen-orient au ministère de l'europe et des affaires étrangères

Christophe Farnaud, directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation. Il est important que le ministre et les fonctionnaires que nous sommes puissent vous faire part de leurs analyses et vous informent de ce qui est fait. Je suis ici pour répondre à vos questions.

J'ai pris mes fonctions il y a quatre mois. J'ai connu la région il y a quelques années. Ce qui me frappe aujourd'hui, c'est l'aggravation des tensions qui y règnent et leur complexité. Fernand Braudel disait, parlant du Moyen-Orient, qu'il était le centre dangereux du monde. Cette expression reste valable, non que ce monde, qui a beaucoup évolué, n'ait pas d'autres centres aujourd'hui, mais le Moyen-Orient, par les enjeux qu'il regroupe et les risques qu'il traverse actuellement, est un des centres dangereux du monde.

Je ferai trois grands points rapides pour illustrer mon propos et laisser place à la discussion.

Je reviendrai tout d'abord sur le fait qu'il s'agit d'une région en profonde mutation, où les tensions sont croissantes. J'étudierai ensuite la façon dont le jeu se redistribue entre les acteurs, internationaux ou régionaux, puis la place de la France et le rôle qu'elle souhaite et doit jouer selon nous.

La région est en profonde mutation. Derrière la crise se déroulent des événements qui l'expliquent, la complètent et qui sont parfois des objectifs et des enjeux à long terme.

Cette région est, comme le reste du monde, en plein dans la mondialisation. Elle a toujours été un centre commercial pour le monde, mais elle l'est encore plus aujourd'hui avec l'évolution des technologies, des marchés mondiaux, et l'intensification des enjeux commerciaux et énergétiques.

Elle en subit aussi les évolutions en ce sens que ce sont des projets de société qui l'agitent aujourd'hui. Je pense en particulier aux pays du Golfe et à la façon dont les dirigeants doivent faire face à des évolutions profondes. C'est le sens, par exemple, de la vision 2030 que développe l'Arabie saoudite.

Il ne s'agit pas seulement de la vision d'un homme, Mohammed ben Salmane, le Prince Héritier, mais du choix, comme d'autres pays, d'entrer dans l'après-pétrole et de construire une nation sur des références qui n'étaient pas présentes auparavant.

Ceci explique pour beaucoup la politique intérieure et ses évolutions, qu'il s'agisse du droit des femmes ou de l'évolution de la jeunesse.

Cette évolution vers l'après-pétrole, avec des sociétés qui ont des exigences différentes, se retrouve dans l'ensemble de la région : on pourrait mentionner le Koweït, le Qatar, les Émirats arabes unis.

C'est aussi la mondialisation sociale qui est à l'oeuvre au Moyen-Orient. C'est une clé qu'il faut avoir à l'esprit. Les médias ont commencé à en parler, mais n'ont pas totalement creusé cet aspect des choses. Les émeutes auxquelles on assiste en Irak ou au Liban ont amené la jeunesse à se mobiliser et révèlent des aspirations économiques, sociales et politiques profondes qu'il est difficile pour les systèmes de prendre aisément en compte.

Au Liban, c'est autour du projet d'imposition sur WhatsApp que la situation a dérapé. En Irak, c'est le limogeage d'un général qui s'était illustré dans la lutte contre Daech qui a mis le feu aux poudres. En Iran, c'est un projet d'augmentation de la taxe sur les carburants qui a servi de base aux émeutes. À chaque fois, la société se mobilise et recourt aux réseaux sociaux.

Cette région est au coeur de tensions grandissantes. Je mentionnerai trois facteurs clés. Le premier, c'est l'attitude de l'Iran qui, avec son programme nucléaire, a focalisé l'attention. Nous souhaitons pour notre part que l'Iran revienne à la pleine application de l'accord de Vienne (JCPoA), qui permettait de s'assurer qu'il n'avait pas accès à un programme nucléaire militaire. Ceci reste pour nous un axe fondamental.

C'est là le premier facteur des tensions actuelles. Notre rôle est d'essayer de nous inscrire dans un processus de désescalade, d'où les efforts de la France pour continuer à dialoguer de manière à prendre ces risques en compte, tout en restant dans une voie de stabilité, de paix et de maîtrise des problèmes.

Le deuxième grand facteur de tensions réside dans la politique de pression maximale exercée par les États-Unis choisie par le président Trump. Cette pression s'exerce d'abord sur l'Iran, mais il s'agit d'une attitude générale. En imposant des sanctions de manière à obtenir des concessions de l'Iran, les États-Unis n'ont fait que renforcer les tensions dans la région. Nous le leur avons dit. Ceci est malheureusement sans doute appelé à durer.

Cette politique de pression est partagée par certains acteurs de la région. Israël pense également que c'est une bonne méthode vis-à-vis de l'Iran, mais aussi de ses « proxies », en Syrie ou au Liban.

Cette politique risque en réalité de renforcer les risques de déstabilisation.

Le risque terroriste est une donnée très forte pour l'ensemble de cette région, qui en est la première victime, mais aussi pour la France et l'Europe. C'est la raison de notre engagement. La menace de Daech n'a jamais disparu.

La défaite territoriale du califat - terme que je n'aime pas utiliser parce qu'il confère à cette organisation une forme de légitimité qu'elle ne mérite pas - n'a pas suffi à éliminer la menace. La situation dans le Nord-Est de la Syrie, avec la récente opération turque dans le Nord-Est, n'a fait qu'accroître le risque sécuritaire et humanitaire, ajoutant une source de difficultés politiques supplémentaires pour ce pays.

Comment apprécier le rôle des acteurs dans ce contexte ? Ce rôle a changé depuis quelques années, et les stratégies sont malheureusement souvent divergentes, qu'il s'agisse des acteurs internationaux ou locaux.

Un des facteurs lourds, qui s'est notamment illustré par les frappes du 14 septembre contre les raffineries et les sites de production de pétrole d'Arabie saoudite, réside dans le repli américain. Il est perçu par nombre d'acteurs comme stratégique, même s'il reste relatif et réversible techniquement. Les Américains conservent une puissance dont personne ne dispose.

Ce repli s'est opéré depuis le président Obama. L'analyse stratégique des Américains, différente de celle d'il y a quelques années, les conduit à penser que cette région est moins importante pour eux. Ils sont re-devenus producteurs d'hydrocarbures et ont opéré un pivot vers le Pacifique qui fixe d'autres priorités. Plus conjoncturellement, le président Trump est dans une phase préélectorale et s'est engagé à ramener les boys aux États-Unis.

Cette phase de repli s'est illustrée deux fois récemment, la première en n'intervenant pas en Arabie saoudite, la seconde en laissant se dérouler l'opération turque et en annonçant un retrait de Syrie qui, au demeurant, n'est resté que partiel.

Tous leurs partenaires au Moyen-Orient en ont pris acte et considèrent qu'il s'agit d'une crise de confiance. Cette crise est peut-être encore plus sérieuse que le repli en lui-même, car elle mine la relation des alliés des États-Unis dans la région. Ceci remonte à quelques années. On le voit à présent en Arabie saoudite, où les États-Unis n'ont pas été en mesure de réagir à ce qui s'est passé avec les frappes du 14 septembre, dans un contexte plus large de tensions dans le Golfe.

Les Saoudiens ont pu considérer que c'était, de fait, une remise en cause du « pacte du Quincy », coeur de l'alliance de 1945 entre Abdelaziz Al Saoud et le président Roosevelt. Il ne faut pas sous-estimer le problème. Bien sûr, les Américains occupent une place particulière, mais elle est aujourd'hui moins nette.

On assiste symétriquement à un remarquable retour en force de la Russie, qu'il va falloir que nous prenions pleinement en compte. Nous le voyons en Syrie. Ce n'est pas un hasard si c'est avec le président Poutine que le président Erdoðan a négocié les modalités de sa présence en Syrie.

C'est en quelque sorte l'après-1991 que le président Poutine continue à vouloir régler. La Russie était une puissance régionale au Moyen-Orient. Elle a perdu son influence à la suite de la chute de l'URSS. Elle est en train de la regagner avec un engagement politique très habile, un positionnement diplomatique fort, mais aussi une présence militaire sur le terrain.

Ce message-là a été capté par tout le monde : la Russie est de retour. Elle est également en train de revenir en Libye, corollaire direct de cette politique régionale. Le président Poutine a effectué, après l'opération turque en Syrie, une visite remarquée en Arabie saoudite et aux Émirats. Le ministre Lavrov s'est rendu en Irak.

Notre ministre est allé successivement à Bagdad et Abou Dabi : les échos que nous avons eus à propos des Américains et de la Russie traduisaient la réalité que je viens de décrire.

Quant à la Chine, elle est en train de pénétrer cette région diplomatiquement et économiquement. On oublie parfois que le premier client de l'Aramco est aujourd'hui la Chine. Le roi Salman s'y est rendu en visite, ainsi qu'à Moscou. Ce ne sont pas des hasards.

Aujourd'hui, la Chine prend bien plus nettement position au Conseil de Sécurité sur les sujets liés à la région, et ce n'est pas une coïncidence.

La Turquie figure également au nombre des acteurs internationaux dont le poids est en train de grandir. C'est de ce point de vue un acteur, très présent, qui fonctionne aussi au rapport de force. L'Union européenne demeure malheureusement bien silencieuse. Nos relations économiques collectives avec cette région sont fortes, mais plus faibles politiquement.

Il est typique qu'un exposé sur cette région se focalise aujourd'hui plus sur l'Iran, l'Irak, le Golfe ou la Syrie que sur le processus de paix au Proche-Orient. C'est le fait de l'actualité, beaucoup plus brutale et inquiétante ailleurs. Mais, la situation au Proche-Orient, où les Européens cherchent à rester actifs, nous inquiète fortement.

Même si ce sujet n'est pas au centre de l'actualité, ce problème va rester fondamental. Le processus de paix au Proche-Orient est une des données majeures de la situation régionale. Le blocage est porteur de danger, notamment à Gaza.

La France reste engagée en faveur de la solution des deux Etats, qui est la seule possible. Même si certains considèrent qu'il n'y a plus de sujet israélo-palestinien, il suffit de se référer à la rhétorique des jihadistes, qui tentent de justifier la radicalisation par ce qu'ils considèrent être l'injustice faite aux Palestiniens et aux musulmans. Nous devons l'avoir à l'esprit et contribuer à trouver des solutions.

En ce qui concerne les acteurs locaux, l'Iran joue bien sûr un rôle fondamental. Son antagonisme avec l'Arabie saoudite reste structurant pour la région. L'Iran est en position d'influence croissante, avec une résilience certaine. Il subit les sanctions américaines, mais sa population, son économie et ses capacités de défense en font une véritable puissance régionale.

Ses « proxies » se trouvent en Irak, en Syrie, au Liban, mais l'Iran a aussi une influence sur les mouvements palestiniens radicaux ou au Yémen, et souhaite la conserver...

Face à cela, l'Arabie saoudite veut défendre sa primauté. Elle a été touchée par les frappes et la crise de sécurité dans le Golfe, le 14 septembre jouant un rôle spécifique. L'Arabie saoudite souhaite aujourd'hui obtenir des assurances auprès de ses différents alliés, dont les Américains. Bien qu'il ait effectué sa première visite en Arabie saoudite, Donald Trump n'a donné aucun gage. L'Arabie saoudite est donc à la recherche d'un nouvel équilibre. Il ne faut pas sous-estimer l'aspect défensif de la posture adoptée par Mohammed ben Salmane.

Les Émirats et le Qatar jouent désormais un rôle régional. Le Qatar, depuis 2017, s'est retrouvé en opposition avec les membres du CCEAG, dont le processus est aujourd'hui grippé. Le Qatar s'en est plutôt bien sorti, mais demeure néanmoins dans cette phase d'opposition. Des rumeurs circulent sur une réconciliation du Qatar avec l'Arabie saoudite et les autres pays du Golfe, mais il est difficile de savoir à quelle allure tout cela va évoluer.

Les Émirats ont une puissance économique considérable et une influence politique grandissante. Ils souhaitent s'affirmer comme une puissance modernisatrice.

L'équilibre est donc en train de bouger. Les puissances traditionnelles de la région se sont relativement effacées. C'est le cas en particulier de la Syrie, aujourd'hui totalement déchirée. L'Irak est en reconstruction, après une longue phase de lutte contre Daech, dont les Irakiens sont sortis victorieux, même si le combat n'est pas encore terminé. On imagine mal une solution rapide à la crise irakienne, le Gouvernement irakien n'ayant pas encore pris les mesures destinées à aller dans le sens de l'apaisement.

Ce jeu régional est d'autant plus complexe qu'Israël toujours inquiet pour sa sécurité, a évolué formidablement en termes de capacités militaires et économiques et se trouve dans une position contrastée.

La France a, et doit avoir, un rôle important face à cette complexité. Nos intérêts dans la région demeurent liés à la sécurité, mais aussi à l'économie et à la culture. C'est une zone où notre présence est appréciée. Nous sommes présents diplomatiquement et militairement. Nous faisons partie des pays auxquels les Saoudiens se sont adressés, après le 14 septembre. Nous avons marqué notre solidarité. Même s'ils n'ont pas soutenu notre approche de désescalade face à l'Iran, l'Arabie saoudite a fortement apprécié ce que nous faisons pour elle.

Nous sommes souvent considérés comme le pays européen le plus fiable et le plus actif dans la région par tous nos partenaires. C'est ce qui a été dit lors de l'Assemblée générale des Nations unies à New York. Le Président de la République et le ministre ont eu des entretiens avec des responsables irakiens, libanais et autres. La France reste perçue comme chef de file européen. C'est un rôle que nous devons jouer, sans amalgame mais aussi sans hésitation.

Les efforts diplomatiques se poursuivent dans le cadre de la crise iranienne. La fenêtre politique tend à se fermer du fait des dernières annonces des Iraniens, qui sortent progressivement du JCPoA. Nous considérons cependant qu'il reste toujours une carte à jouer.

Il y a également une forte demande de France au Liban. Aucun pays n'est dans la position de la France. Nous ne réglerons pas le problème seuls : c'est aux Libanais de le faire, mais nous sommes les mieux placés pour parler aux Libanais et mobiliser la communauté internationale. Nous avons tous intérêt à préserver un Liban stable dans la région. C'est ce que j'ai expliqué à mon homologue américain.

En Syrie, même si nous n'avons pas les atouts de la Russie, nous faisons partie des interlocuteurs réguliers. C'est pourquoi nous devons être là et jouer un rôle sur le long terme. En Irak, nous nous sommes beaucoup associés aux efforts de reconstruction et de développement. Je mentionnerai la mise en place de la faculté de médecine de Mossoul, qui est plus qu'un symbole.

Au-delà, nous avons une capacité d'influence culturelle réelle. Non seulement elle place la France à un niveau de premier plan, mais elle nous permet aussi, à travers le dialogue culturel, d'aller à l'encontre du risque de choc culturel. Je mentionnerai à ce propos le Louvre d'Abou Dabi, où nous avons inauguré une très belle exposition il y a quelques semaines. C'est un projet porteur d'un rayonnement français mais aussi utilisé de façon stratégique par les Émiriens eux-mêmes, qui y voient la possibilité d'aller à l'encontre des tentatives de radicalisation et d'utilisation politique de l'islam.

Le partenariat que nous développons sert non seulement à la mise en valeur d'un patrimoine, mais aussi au dialogue culturel fondamental et à l'expertise que cette région n'a pas encore, mais qu'elle est en train de développer avec les universités, la Sorbonne Abou Dabi, HEC au Qatar, etc. Ce travail culturel est très directement lié à notre volonté d'évoluer et de développer notre influence.

Je souligne enfin que la diplomatie parlementaire a toute sa place à jouer dans ce contexte. Vous êtes des artisans de ce dialogue.

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