Intervention de Céline Bardet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 28 novembre 2019 : 1ère réunion
Table ronde sur les violences faites aux femmes dans les territoires en crise et les zones de conflits

Céline Bardet, fondatrice et présidente de We are NOT Weapons of War (WWoW) :

Je vous remercie. Bonjour à toutes et à tous, et merci beaucoup pour cette invitation. J'en suis honorée.

La question de la justice revient souvent lorsque l'on évoque les violences sexuelles dans les zones de crise et de conflits, mais également en droit commun.

Je soulignerai deux éléments en réponse à vos propos. D'une part, le viol comme arme de guerre est devenu un sujet public qui apparaît « en haut de l'agenda » : cette reconnaissance constitue un véritable motif de satisfaction. L'attribution du prix Nobel de la paix à Denis Mukwege et Nadia Murad a eu un impact significatif, lançant un appel à l'international pour considérer le viol comme un enjeu de sécurité, alors que la tendance sociétale conduit généralement à minimiser la gravité d'un viol. D'autre part, j'insiste sur le travail assez rare des deux lauréats du prix Nobel de la paix. En effet, au-delà de leur plaidoyer, ils sont parvenus à concrétiser des actions en une année seulement. Denis Mukwege a, entre autres réalisations, lancé le Fond global pour les survivants ; Nadia Murad travaille à la création d'un hôpital à Sinjar.

Par ailleurs, le questionnement récurrent sur une éventuelle augmentation des viols et des crimes sexuels ne me semble pas pertinent. Il faudrait à mon avis s'intéresser aux études : or, nous ne disposons pas de base solide pour analyser les viols de guerre. Des ONG produisent des estimations, mais elles sont en réalité peu fondées. Nous travaillons actuellement, au sein de WWoW, à la construction d'une étude globale sur ce sujet, qui manque aujourd'hui. Cette absence de documentation chiffrée reflète d'ailleurs le manque de considération vis-à-vis de ce phénomène. Par ailleurs, disposer d'études est essentiel, car une bonne compréhension de l'ampleur de ces viols et des actions mises en place permettrait de lutter plus efficacement.

En outre, si la lisibilité et la notoriété nouvellement acquises par le sujet sont des évolutions globalement positives, elles ont aussi des conséquences négatives, car beaucoup de personnes s'emparent de cette thématique sans forcément posséder l'expertise requise, ce qui peut donner lieu à des discours maladroits.

Enfin, il est nécessaire de se pencher sur les programmes d'aide. Contrairement à ce que j'entends régulièrement, il y a de l'argent. L'Organisation des Nations unies (ONU) investit notamment beaucoup, mais il faut s'interroger sur les destinataires et la façon dont cet argent est utilisé.

En tant que juriste spécialisée dans les crimes de guerre et enquêtrice criminelle internationale, je vous remercie d'avoir rappelé que le viol est un élément constitutif de crime international. En effet, le génocide, le crime contre l'humanité ou le crime de guerre sont composés de meurtres, de pillages ou encore de viols. L'impunité est une réalité, que j'explique par le fait que l'on a longtemps considéré le viol comme un crime « secondaire ». Néanmoins, la guerre en ex-Yougoslavie a frappé l'opinion publique internationale, notamment à travers les viols de guerre. En effet, l'existence de camps de viols en Bosnie-Herzégovine demeure un fait exceptionnel dans l'Histoire. Bien que de nombreuses critiques puissent être faites à l'encontre du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) où j'ai débuté ma carrière, les violences sexuelles lors de ce conflit y ont tout de même été jugées assez rapidement, établissant une jurisprudence très utile aujourd'hui. Ainsi, dès 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a qualifié le viol d'élément constitutif de génocide. Je cite ces jurisprudences, car il est à mon sens important de rappeler que, bien que l'on ait parfois l'impression que la justice ne fait rien, elle s'exerçait déjà il y a vingt ans et tentait d'avancer. Cependant, son travail reste difficile.

Il me semble intéressant de citer les propos éloquents d'Adèle Haenel après sa décision de porter plainte : « La justice a fait un pas, j'en fais un ». Cette phrase est pertinente, car elle illustre la singularité des violences sexuelles, qu'il s'agisse des conflits ou du droit commun. Ces violences sont causes de traumatismes et de stigmates spécifiques.

Il faut donc en premier lieu arrêter de croire que le système judiciaire, tel qu'il est construit actuellement, peut fonctionner. Il ne s'agit pas de dire que le système dans son ensemble est mauvais, mais simplement qu'il n'apporte pas de réponse efficace aux violences sexuelles de droit commun, ni a fortiori à celles qui sont commises en zones de conflit. Je souhaite partager cette analyse avec vous, car elle peut faire écho aux débats qui ont lieu en France actuellement.

Nous travaillons à faire évoluer ce système. D'une part, la justice doit être plus proactive envers les victimes et arrêter d'attendre que celles-ci portent plainte. D'autre part, comme vous l'avez mentionné, la place des victimes doit être revalorisée. Le forum Stand Speak Rise Up que nous avons co-organisé avec Denis Mukwege à l'initiative de la grande-duchesse du Luxembourg en mars 2019 est la première manifestation internationale à avoir placé les survivantes au coeur du projet, en les faisant participer activement aux ateliers et aux débats. Depuis cette rencontre, plusieurs évènements ont adopté une telle démarche. La première action à entreprendre est donc de faire participer les victimes : cela passe en priorité par l'écoute. Il est nécessaire d'écouter les victimes et de les faire participer à la réflexion sur le viol, puisqu'elles connaissent par leur expérience vécue les difficultés inhérentes à leur situation et leurs besoins. Je suis convaincue que nous devons travailler dans cette optique avec les personnes concernées et co-construire les réponses à apporter pour leur venir en aide. Un mouvement s'est créé et s'inscrit dans cette démarche, initié par Denis Mukwege et WWoW.

Par ailleurs, je me pose sérieusement la question de l'utilisation de l'argent. Travaillant sur diverses zones géographiques, en Afrique comme au Moyen-Orient, avec une association dont le budget annuel est inférieur à 80 000 euros, je ne constate pas d'amélioration sur le terrain et ne comprends pas comment est utilisé cet argent. À titre d'exemple, la situation en RDC, que Denis Mukwege a contribué à mettre en lumière, est tragique et perdure depuis vingt-cinq ans dans l'indifférence la plus totale des structures internationales.

Enfin, la question de la réparation, encore assez floue aujourd'hui, est importante pour les victimes. Des solutions sont mises en place, à l'image du Fonds mondial pour les survivantes créé par Denis Mukwege et de systèmes de réparation à l'initiative des États. L'enjeu est d'accompagner les victimes durant la procédure judiciaire, longue et compliquée, afin qu'elles se reconstruisent. La justice ne peut pas fonctionner si l'on n'accompagne pas la victime dans une approche holistique. De plus, le besoin de justice des victimes apparaît souvent dans un second temps, après le soin et la reconstruction, et constitue un second aspect singulier des violences sexuelles. Il est donc essentiel de donner du temps aux victimes et de les accompagner dans leur cheminement.

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