Je vous remercie d'aborder la question des migrations. Je spécifierai tout d'abord deux choses. D'une part, le viol comme arme de guerre semble concerner en réalité un pourcentage assez limité du total des viols, puisqu'il implique une stratégie systématique mise en place dans un objectif précis. D'autre part, il diffère des violences, y compris sexuelles, dans la guerre et dans les zones de crise. Je ne veux pas dire que l'un est plus grave que l'autre ! Je tiens à souligner cette distinction, car il me paraît important de qualifier correctement les faits, en particulier pour avancer sur le plan juridique et judiciaire. Je ne développerai pas davantage cet aspect qui pourrait faire l'objet d'une discussion à part entière. Je mentionnerai enfin les violences faites aux femmes, qui relèvent d'un autre ensemble à mon sens. Nous travaillons sur les violences sexuelles dans les zones de crise et dans les conflits, dans une approche non genrée, beaucoup d'hommes subissant aussi ces sévices. Je reviens sur le documentaire Libye, anatomie d'un crime qui montre le système de viols comme armes de guerre mis en place à partir de 2014 à l'encontre des hommes.
La route des migrations constitue un véritable sujet, qui me consterne à titre personnel. Cette table ronde représente peut-être un levier pour apporter une réponse coordonnée aux personnes ayant subi des traumatismes et vivant sur notre territoire. Les violences sexuelles étant singulières, il faut les traiter de manière spécifique. Beaucoup de migrants ont été victimes de violences sexuelles dans leur pays d'origine ou durant leur parcours migratoire. Je suis aussi juge de l'asile et je vois tous les jours, à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), des personnes ayant subi de telles violences.
Par ailleurs, il me semblerait pertinent que les institutions ouvrent un débat sur les financements, afin de réfléchir à une méthodologie innovante permettant d'optimiser les flux financiers, et de mesurer les impacts des investissements. L'ONU fait un travail très important sur le terrain ; loin de moi l'idée de critiquer cette action. Mais on peut aussi améliorer les choses.
Enfin, de mon point de vue, pour que les programmes aient un impact financier concret, cela suppose de disposer de données pour évaluer l'ampleur du sujet. Le chiffre évoqué précédemment d'une femme réfugiée sur cinq ayant subi des violences sexuelles est évidemment sous-estimé. Nous avons développé un outil, BackUp, qui permet aux victimes via une web-application de se signaler et d'être identifiées partout dans le monde tout en préservant leur témoignage et les preuves ; de coordonner les services sur le terrain via une plateforme collaborative professionnelle pour assurer une prise en charge immédiate et adaptée des victimes identifiées et, enfin, de collecter et d'analyser les informations sur le Back Office, générant des données sourcées et viables utiles à la constitution de dossiers judiciaires admissibles et l'émission de rapports d'analyse sur le phénomène des violences sexuelles liées aux conflits armés. BackUp est un outil transversal qui dispose aussi d'une fonction d'early warning system - notamment en ce qui concerne les environnements fragiles ou instables sujets à des recrudescences de violences lors des périodes électorales.
Nous avons lancé les phases pilotes en Guinée-Conakry, au Burundi et au Rwanda en 2019. La République centrafricaine, le Mali, la Libye et la Colombie sont les prochaines zones identifiées en 2020, un budget de 250 000 euros étant nécessaire pour cela. Nous souhaitons aussi déployer cet outil, qui répond à l'urgence de quantifier les données, sur la route des migrations, mais nous n'avons pas les fonds suffisants.
- Présidence de Mme Claudine Lepage, vice-présidente -
Professeur Henri-Jean Philippe. - Vous souhaitez évaluer l'importance des agressions survenues lors des trajets migratoires. Je reçois en consultation de gynécologie-obstétrique à l'Hôtel-Dieu à Paris des femmes migrantes qui sollicitent le droit d'asile. Je dirais que 80 % de ces femmes, pour ne pas dire 100 %, ont été victimes de viol durant leur parcours migratoire. Il ne s'agit donc pas d'un phénomène épisodique. La consultation débute par un entretien avec la patiente pour évaluer sa situation, au cours duquel elle précise par exemple avoir traversé le Mali et l'Algérie jusqu'à la Libye, où elle a été violée pendant un an. Ces récits sont quotidiens.
Je leur demande fréquemment pourquoi elles sont venues en France, où leur condition est loin d'être idéale puisqu'elles vivent dans la rue. Elles m'expliquent qu'elles vivent des situations sociales très difficiles sur place, par exemple un mariage forcé. Nous savons de quels pays il s'agit et pouvons donc orienter nos actions.
Je souhaitais poser une question à l'ensemble des intervenants. Nous parlons ce matin des viols dans le contexte des conflits. Je distinguerai deux situations :
- le viol comme arme de guerre, problématique avec des causes et des solutions différentes, peut-être finalement plus simple à traiter ;
- les viols en général, parfois banalisés dans la pratique, mais avec des conséquences tout sauf banales, puisque les victimes de ces pays se retrouvent dans une situation d'exclusion encore plus dramatique qu'en France.
De fait, la dimension culturelle et coutumière est extrêmement importante et je ne sais pas comment agir. J'aurais aimé que les experts ici présents citent au moins un pays où la situation des femmes a progressé de manière significative dans ce domaine. En revanche, en ce qui concerne les mutilations sexuelles féminines, des avancées ont été constatées. Je fais toujours référence à l'exemple du Burkina Faso, pays qui a connu une diminution du taux de mutilations. A la question « Êtes-vous favorables au maintien de l'excision ? » posée il y a quelques années à des femmes maliennes entre 15 ans et 45 ans dans le cadre d'une enquête de l'UNICEF, 85 % ont répondu par l'affirmative. La même question posée à des femmes burkinabé atteint seulement 15 à 20 % de réponses positives, alors que les deux pays sont voisins et constitués des mêmes ethnies. Pourquoi une telle différence ? Elle s'explique selon moi par trois facteurs. D'une part, la Première dame Chantal Compaoré s'est publiquement engagée contre l'excision, la qualifiant de « violence faite aux femmes » et appelant à cesser cette pratique. La première alerte vient donc des femmes. Ensuite, les médecins sont intervenus en expliquant que ce geste coutumier avait des répercussions sur la santé et qu'il fallait donc y mettre un terme. Enfin, les hommes ont été sensibilisés via des groupes de parole les invitant à considérer les risques de ces pratiques sur la santé de leurs filles.
Ces actions à trois niveaux se sont révélées efficaces. Y a-t-il d'autres pays où une démarche de même ampleur serait efficace pour faire baisser le nombre de viols, qui sont aussi coutumiers, voire « banals », comme le disait Céline Bardet, dans beaucoup d'États ?
Je pense pour ma part qu'il faut agir à ces différents niveaux :
- les hommes, pour remettre en cause la pratique et son caractère habituel ;
- les médecins, qui doivent s'impliquer davantage ;
- les personnes que l'on écoute en raison de leur statut officiel, comme les « Premières dames » et les parlementaires.
Certains pays comptent d'ailleurs beaucoup de femmes députées, 50 % au Burundi à titre d'exemple. Je ne sais pas en revanche si elles disposent d'une écoute suffisante.