Intervention de Laurent-Henri Vignaud

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 14 novembre 2019 à 9h50
Audition publique sur l'hésitation vaccinale un phénomène multifactoriel : constat étude et pistes d'évolution

Laurent-Henri Vignaud, chercheur en histoire des sciences :

C'est un grand honneur de m'exprimer devant la représentation nationale et de partager quelques résultats d'une recherche menée en collaboration avec ma collègue biologiste Françoise Salvadori sur la résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours.

Lorsqu'on aborde les questions relatives aux vaccins et à la réaction d'hostilité que cela suscite chez nos concitoyens, il faut toujours garder à l'esprit deux choses importantes. Premièrement, dans nos pays développés où la résistance, ou l'hésitation, sont souvent les plus fortes, les vaccins sont en quelque sorte victimes de leur succès. Deuxièmement, dès qu'il y a eu des vaccins, avant même les vaccins proprement dits, il y a eu des antivaccins.

Ces deux propositions ne sont contradictoires qu'en apparence. Si l'une signifie qu'il est compliqué, pour ne pas dire impossible, de mesurer à une échelle individuelle la balance bénéfices/risques, l'autre souligne le fait que les débats sur la possibilité et la pertinence d'un tel raisonnement ont existé dès l'origine.

Avant le premier vaccin inventé par Edward Jenner en 1796, il existait une pratique ancestrale introduite en Europe au début du XVIIIe siècle, mais connue en Orient, en Inde ou en Chine depuis des siècles, et que l'on nomme « inoculation variolique ». Comme cette expression le suggère, il s'agissait d'introduire volontairement dans le corps le virus de la variole sous une forme naturellement atténuée afin de produire une réaction immunitaire acquise à vie. C'est Lady Montagu, épouse de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, qui importe en Angleterre vers 1720 cette pratique observée dans les hammams de la ville.

La variole est alors une maladie redoutée de tous car, à cette époque, un malade sur cinq ou un sur six en meurt. Ceux qui en réchappent gardent généralement d'importants stigmates qui vont de la fameuse peau grêlée à la cécité. Face à une maladie qui a pu représenter jusqu'à 10 % de la mortalité au XVIIIe siècle, on s'attendrait à une acceptation sans réserve de la nouvelle prophylaxie, or l'inoculation est d'emblée contestée.

Cela s'explique d'abord parce qu'elle vient d'Orient ; ensuite parce qu'elle n'est pas une invention de ces « messieurs de la Faculté », mais le résultat de la curiosité d'une dame ; enfin parce qu'elle est une pure pratique chirurgicale dont aucune théorie médicale alors en vigueur ne peut expliquer le succès.

Il faut ajouter, et nous verrons que cela est au coeur du débat, que l'inoculation tue, dans des proportions certes moindres que la variole naturelle, mais selon un ratio de 1/50 à 1/100 que nous trouverions d'ailleurs aujourd'hui tout à fait inacceptable.

Les premiers adversaires de l'inoculation sont par conséquent des médecins qui affirment, d'après la théorie des climats, qu'elle sera inefficace en Europe, ou bien qu'elle ne crée qu'une immunisation temporaire en échauffant les humeurs. Lorsque la Faculté de médecine est sollicitée en 1763 par le Parlement de Paris pour savoir s'il convient d'interdire le procédé, les docteurs sont partagés : la moitié veut l'interdire, l'autre la tolère.

Du côté des théologiens, sollicités en même temps, on botte en touche. La question, disent-ils, ne concerne pas la foi mais la médecine. Pourtant, dans certaines églises, on dénonce déjà une atteinte à la providence. L'homme pêcheur n'est pas maître de son destin qui est entre les mains de Dieu ; vouloir contrevenir à la maladie par un moyen si artificiel est donc en quelque sorte sacrilège. Mais, d'autres prédicateurs répondent que si Dieu nous offre un secours contre un mal si terrible, nous serions bien sots et en définitive assez orgueilleux de ne pas en faire usage.

L'opposition religieuse à la vaccination existe donc bel et bien, mais elle n'est jamais univoque. Il y a autant d'arguments pour que contre. Il est vrai que le fait que la pratique de l'inoculation soit vantée par la plupart des philosophes, à commencer par Voltaire, ne la rend pas très fréquentable aux yeux des plus rigoristes.

Les médecins ne pouvant expliquer pourquoi l'inoculation est inefficace, ce sont des mathématiciens qui entreprennent d'en faire la démonstration statistique à partir de registres de mortalité. En 1760, Daniel Bernoulli calcule que le risque de mourir de la variole naturelle au cours de sa vie serait 13 fois supérieur à celui de mourir de la variole artificielle. Si l'on généralise le procédé, dit-il, on sauvera 1 000 enfants par génération de 13 000 enfants et la durée de vie sera allongée.

À ce raisonnement statistique qui paraît incontestable, un autre mathématicien et non des moindres, l'encyclopédiste d'Alembert, oppose un principe connu aujourd'hui des économistes sous le nom de théorie subjective de la valeur. Toute perte ou gain immédiat a une valeur supérieure à la même perte ou gain dans l'avenir. La mort subite d'un enfant provoquée importe plus que l'ajout ou la soustraction de quelques années hypothétiques à son espérance de vie moyenne. On ne peut comparer, affirme d'Alembert, le désespoir d'avoir hâté la mort et le malheur de l'avoir laissé subir.

Les points de vue des « pro » et des « anti » s'avèrent donc irréconciliables et se constituent en cas pratiques de philosophie morale fondée sur ce que j'appelle un « chiasme argumentatif ». Les « pro » perçoivent prioritairement le danger comme étant celui de la maladie naturelle, c'est-à-dire la variole, tandis que les « anti » pointent du doigt la dangerosité du procédé inoculatoire. La prise de risque est donc pour les « pro » essentiellement collective, c'est celle de l'épidémie qui se répand dans une population. Au contraire, la prise de risque est strictement individuelle pour les « anti » au travers du geste médical lui-même. Ainsi la responsabilité de la protection incombe pour les « pro » à l'individu qui doit assumer de prendre un petit risque pour écarter un danger général, tandis que pour les « anti », à l'inverse, la responsabilité de la protection incombe à la collectivité qui doit protéger la société contre la témérité des inoculateurs.

La donne paraît changer avec la découverte de la vaccine par Edward Jenner. D'Alembert avait prévu que si la mortalité artificielle descendait à un niveau très bas, il n'y aurait plus de raisons valables de refuser l'inoculation variolique. C'est ce qui se passe avec le passage à la vaccination jennérienne, puisque la vaccine, cette maladie bovine proche cousine de la variole humaine, n'est pas contagieuse et induit rarement des effets secondaires graves. Tout n'est pas cependant si simple, car l'épizootie6(*) est peu fréquente. Il est donc plus facile de prélever la lymphe directement sur un enfant précédemment vacciné ; c'est la technique dite « de bras à bras ». Elle n'est pas sans danger, car elle dépend de l'état de santé général de l'enfant dit vaccinifère. Si par exemple celui-ci est syphilitique, il y a un risque de transmettre la syphilis.

Faisant fi de ces réserves, l'ensemble des gouvernements occidentaux et coloniaux de la première moitié du XIXe siècle, recommandent, puis peu à peu imposent la vaccination, d'abord des esclaves, puis des militaires, bientôt des fonctionnaires, des nourrices, des ouvriers dans les fabriques, etc.

En réaction à la mondialisation rapide du procédé naît la doctrine « Antivax ». Elle repose sur quatre grands fils argumentaires que nous avons étudiés dans notre ouvrage. Le premier est l'argument religieux de type providentialiste, que nous avons déjà mentionné. Il ne concerne aucune religion en particulier, mais toutes à la marge, principalement dans des mouvements sectaires. Le deuxième est l'argument naturaliste : la nature est bonne par essence, la maladie elle-même est un mal nécessaire, et si l'on doit la combattre, il faut le faire par des moyens naturels - la vaccination et l'inoculation étant toujours présentées comme des moyens artificiels de combattre le mal. Le troisième est l'argument que l'on appelle - faute de mieux - « alterscientifique », c'est-à-dire dérivé de théories alternatives au paradigme dominant. Il faut noter que les partisans des médecines dites douces, naturelles ou holistiques, telles que l'homéopathie, sont historiquement très réticents envers la pratique vaccinale. Le quatrième est l'argument politique, qui a son fondement historique dans l'opposition aux lois d'obligation vaccinale établies depuis le milieu du XIXe siècle. Jusqu'à quel point l'État peut-il s'immiscer dans la vie des familles ? Sur qui pèse la responsabilité du geste vaccinal, en particulier en cas d'accident ? Sur l'État ? Sur le laboratoire ? Sur le médecin ? Sur le parent qui prend la décision de faire vacciner son enfant, lequel, étant mineur, ne peut qu'y consentir ? Toutes ces épineuses questions ont reçu des réponses variées à différentes époques.

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