Intervention de Cédric Villani

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 28 novembre 2019 à 10h45
Audition publique ouverte à la presse sur les enjeux du conseil scientifique aux institutions politiques

Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

C'est un immense plaisir et un très grand honneur pour moi que d'introduire cette séance. J'ai eu le privilège de côtoyer, dans des vies antérieures variées, la plupart des personnalités qui vont s'exprimer au cours de cette audition et ai pu apprécier leurs extraordinaires compétences et leur joie de les partager. Elles composent pour nous aujourd'hui un panel d'exception. Les actes de cette matinée seront pour nous, à n'en pas douter, un document de référence, extrêmement précieux pour la suite.

En France, le conseil scientifique aux autorités publiques est traditionnellement considéré, dans l'administration de l'État, comme un sujet secondaire. En effet, l'administration, se percevant comme omnisciente, estime ne pas avoir besoin de conseil. Il existe certes des conseils scientifiques auprès de grands groupes comme EDF ou Orange, dont j'ai été membre par le passé, et des conseils scientifiques embryonnaires comme le conseil stratégique de la recherche ou ses différents avatars, qui n'ont jamais vraiment fonctionné. On compte évidemment, traditionnellement, l'Académie des sciences, dont le lien avec l'État s'est cependant considérablement relâché au cours des dernières décennies.

C'est en partant notamment de ce constat de défaut de fonctionnement du conseil scientifique de la recherche que le rapport du premier groupe de travail constitué par le gouvernement pour réfléchir à l'élaboration de l'avant-projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche, dont j'ai été co-rapporteur, a souligné l'importance de disposer d'une réelle instance de conseil scientifique au politique, avec un rattachement effectif au Premier ministre, ceci signifiant en pratique que le Premier ministre rencontre ce conseil, le convoque, le préside effectivement, sur le modèle constaté dans d'autres pays, comme le Japon par exemple.

La composition de ce conseil devrait refléter son haut niveau décisionnel et rester relativement resserrée, avec une douzaine de membres seulement (dirigeants d'organismes de recherche, universités et entreprises majeures en recherche, personnalités scientifiques reconnues) chargés de définir des priorités scientifiques. La question de sa composition est très importante. J'ai ainsi eu l'occasion de participer aux deux premiers conseils scientifiques de la Commission européenne, avec mon collègue Rolf Heuer ici présent et Johannes Klumpers, qui en était le brillant directeur, et ai pu voir, entre les deux premières moutures, à quel point, selon sa composition et sa taille, le conseil pouvait fonctionner extrêmement bien ou excessivement mal. La mise en place effective d'un conseil scientifique au pouvoir politique en France, en l'occurrence au gouvernement, serait un acte fort en matière de politique institutionnelle.

Lorsque j'ai été élu président de l'Office parlementaire en juillet 2017, avant que Gérard Longuet, à la faveur d'un nouveau vote, ne me ravisse cette position, mon premier travail a consisté à réfléchir à l'organisation de ce conseil scientifique, qui aujourd'hui n'existe pas vraiment, sauf finalement au Parlement, avec l'OPECST, chargé par la loi d'évaluer les choix scientifiques et technologiques, ce qui inclut l'analyse de la préparation des décisions. Pour prendre des exemples concrets, notre très récent travail sur la politique spatiale s'est inscrit dans le calendrier de la préparation de la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenne, chargée de prendre des décisions importantes pour les années à venir. Une première idée pour renforcer le rôle des sciences dans le travail du Parlement a consisté à suggérer de compléter les études d'impact, dont le gouvernement doit obligatoirement accompagner ses projets de loi, d'un volet concernant les impacts scientifiques et technologiques. Cette idée paraît de bon sens, dans un monde où les enjeux scientifiques sont omniprésents. Elle est pourtant restée au stade de la proposition. J'espère qu'elle pourra avancer avant la fin de la législature.

Quoi qu'il en soit, après deux ans et demi de travail de l'Office parlementaire, il m'a semblé que le moment était venu de poser sur la table le sujet du conseil scientifique aux autorités politiques, en nous appuyant sur des comparaisons internationales, afin de voir ce qu'il est possible de faire et s'inspirer des meilleures pratiques en la matière.

Nous allons ainsi, ce matin, faire le tour du globe. Certains de nos invités viennent de très loin. J'ai souhaité que nous entendions en premier lieu quelqu'un qui constitue une référence mondiale en la matière. Il s'agit de Sir Peter Gluckman, professeur de pédiatrie et biologie périnatale, qui a été nommé en juin 2009 premier conseiller scientifique en chef auprès du Premier ministre de Nouvelle-Zélande. Son mandat a été renouvelé à deux reprises et a pris fin en juin 2018. Au cours de cette période, Peter Gluckman a créé des fonctions de conseil scientifique au sein des principaux ministères néo-zélandais. Il a également été nommé envoyé spécial pour la science auprès du ministère des affaires étrangères et du commerce extérieur de son pays en 2010, afin de l'aider à jouer son rôle dans la diplomatie scientifique. En 2012, il a créé et présidé le premier réseau régional formalisé de conseillers scientifiques en chef de la coopération économique Asie Pacifique. En 2013, il était invité par le Conseil international pour la science à envisager la création d'un réseau international de conseillers scientifiques. C'est ainsi qu'il a présidé la conférence inaugurale du Conseil scientifique aux gouvernements convoquée en août 2014 à Auckland en Nouvelle-Zélande. Il s'agissait de la première réunion mondiale de conseillers scientifiques, académiques et universitaires de haut niveau. En juin 2018, Peter Gluckman a quitté son poste de conseiller scientifique en chef du Premier ministre néo-zélandais, pour être élu président du Conseil scientifique international, lors de sa réunion inaugurale à Paris. J'ajoute pour conclure que Peter est toujours prêt à donner des conseils et que j'ai profité à de multiples reprises de ses conseils avisés. Peter, vous avez la parole.

Sir Peter Gluckman, président du réseau international de conseil scientifique aux gouvernements. - Je tiens tout d'abord à vous avouer que je parle très mal français. J'ai étudié cette langue pendant deux ans au lycée, il y a 55 ans, et n'oserai m'exprimer en français devant cette auguste assemblée. Je vous promets toutefois que d'ici la fin de l'année prochaine je serai en mesure de faire un discours dans cette belle langue. Ma femme et moi étudions en effet le français et nous nous y exerçons autant que possible.

Comme l'a indiqué Cédric, j'ai été pendant neuf ans premier conseiller scientifique en chef auprès du Premier ministre de Nouvelle-Zélande, et ce auprès de deux Premiers ministres successifs. Je précise que j'ai joué ce rôle sans prise de position politique.

Il faut savoir que les pays ont des systèmes de conseil scientifique différents en fonction de leur culture parlementaire, de leur constitution, de leur histoire. Ces systèmes peuvent ainsi être fondés sur l'individu ou sur le collectif. En Nouvelle-Zélande, nous sommes partis de rien et avons à présent un conseiller scientifique en chef directement placé auprès du Premier ministre et des conseillers scientifiques dans chaque ministère. Ce dispositif est d'une importance primordiale. Toute proposition budgétaire, du moins dans le secteur de l'environnement et des affaires sociales, est examinée dans le cadre du système de conseil scientifique ainsi que par le Trésor, afin de s'assurer qu'elle est en correspondance avec les données scientifiques. Dans le cas contraire, il faut en expliquer les raisons. Force est de constater que les scientifiques ne créent pas les politiques. Ces dernières sont le fruit de la combinaison de plusieurs facteurs. La science devrait être le point de départ, pour conseiller le gouvernement et lui présenter les preuves. Si l'on y réfléchit, chaque défi que doit relever un gouvernement a une dimension scientifique ; mais bien souvent, on ne le reconnaît pas. Le monde post-vérité d'aujourd'hui suscite de nombreux questionnements : qu'est-ce qu'un fait ? Qu'est-ce qu'une donnée ? Les données scientifiques sont-elles robustes, fiables ? Qui décide de cette robustesse ? Que faire des données massives ? Nous sommes à une époque où les changements sont nombreux, qu'ils soient d'ordre social, démographique, technologique, scientifique, économique. Tous créent de nouvelles perspectives en même temps que des risques dont certains menacent notre existence-même. Nous sommes ainsi parvenus à un point où il est impératif de disposer de connaissances scientifiques robustes et de les présenter de manière sereine et objective, afin que les décideurs politiques puissent les exploiter pour définir la meilleure manière de procéder.

Les preuves scientifiques peuvent aider à l'élaboration des politiques de plusieurs manières. Il importe tout d'abord de comprendre ce que nous savons et ce que nous ignorons. Il faut être conscient du fait que la science ne peut produire toutes les réponses. Je crois que dans ce monde de post-vérité, l'un des aspects les plus importants du conseil scientifique est d'être une source d'informations et de connaissances respectée et fiable. Ceci implique une intégration transdisciplinaire et que ces données soient transmises par un système d'intermédiation (« broker »). Il ne s'agit pas d'effectuer un travail de plaidoyer, mais de diffuser l'information par le biais d'intermédiaires. Le passage doit se faire vers les responsables politiques, puis vers la communauté des politiques, les autorités réglementaires et le public. En situation d'urgence, mon rôle de conseiller scientifique s'exerçait souvent au sein d'une cellule de crise, que ce soit face à des menaces terroristes ou à des catastrophes naturelles, environnementales. Je pense par exemple au séisme de 2017, qui s'est produit à 100 km au sud de notre capitale. De nombreux bâtiments avaient été endommagés et nous redoutions que ce séisme en annonce un second, beaucoup plus important. Une réunion de l'équipe ministérielle avait alors été convoquée, à laquelle j'avais assisté. L'une des décisions à prendre portait sur la question d'évacuer ou de ne pas évacuer Wellington, la capitale du pays. On ne peut guère imaginer discussion plus tendue entre politiques et experts en géologie. Il s'agissait d'une question de risque relatif et de risque absolu, en lien avec la notion d'anticipation. L'explication de ce concept de risque absolu et de risque relatif au Premier ministre a nécessité beaucoup de temps.

Je crois que le rôle principal du conseiller scientifique est de s'assurer que les décideurs politiques comprennent les systèmes complexes, puissent envisager les différentes options possibles, en vue d'obtenir les résultats escomptés. Il lui faut également expliciter les implications de chacune de ces options. Il est nécessaire de disposer pour cela des compétences de personnes (universitaires, chercheurs) qui produisent le savoir et les connaissances, de professionnels capables de synthétiser et d'intégrer ces connaissances (au sein d'académies, de groupes de réflexion des universités, des organes consultatifs), puis de spécialistes susceptibles de traduire ces données pour les rendre accessibles à la communauté des responsables politiques. C'est là qu'interviennent les conseillers scientifiques auprès du législateur et de l'exécutif.

Aujourd'hui, il y a trop de science. On compte ainsi actuellement trois millions de publications scientifiques par an. Comment les intégrer pour créer des connaissances et du savoir ? La nature même de la science a évolué. On peut désormais étudier des questions très complexes, auxquelles on ne trouvera jamais toutes les réponses. Il peut alors exister des différences de points de vue. On parle ainsi de la nature « post normale » de beaucoup de sciences, avec les dangers que représentent Wikipédia et Google. Trop de décideurs politiques pensent tout trouver grâce à ces deux outils, qui donnent souvent des informations erronées. Il existe aussi des perceptions du risque différentes et il est important de trouver des personnes comme Cédric Villani, Rolf Heuer ou Johannes Klumpers qui comprennent à la fois la communauté scientifique et le monde des décideurs politiques. Il est nécessaire, dans ce contexte, de bénéficier de traducteurs pour ainsi dire. La façon de procéder dépend enfin largement de la dimension culturelle.

La notion de « broker » (courtier) est apparue à plusieurs reprises dans votre exposé. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Sir Peter Gluckman. - Je crois qu'il faut faire la différence entre le plaidoyer et les « brokers ». On parle de plaidoyer lorsqu'une personne se présente avec un point de vue bien précis, qu'elle souhaite imposer à son interlocuteur, en l'occurrence dans notre cas au gouvernement.

La démarche de courtage procède d'une logique différente : il s'agit d'exposer ce que l'on sait, les limites de ses connaissances, ce que l'on ignore, les options qui en découlent et les incidences que chacune pourra avoir, à charge ensuite pour le décideur politique de prendre en compte l'ensemble des considérations en présence et de faire un choix parmi les différentes options envisageables.

De fait, je refuse de donner des indications précises sur ce que les décideurs devraient faire. Je préfère leur exposer les possibilités, du point de vue scientifique, sachant que les décideurs politiques doivent également tenir compte d'autres éléments pour prendre leurs décisions. Il s'agit selon moi du seul moyen pour être un conseiller scientifique de confiance : il faut mettre de côté ses propres préjugés.

Nous continuons cette audition en accueillant le professeur Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec depuis juillet 2011. Professeur titulaire en psychiatrie à l'université McGill, il a occupé le poste de directeur scientifique au centre de recherche de l'institut Douglas. En avril 2009, il a pris le poste de vice-doyen des sciences de la vie et initiatives stratégiques à la faculté de médecine et celui de conseiller principal de l'université en recherches en sciences de la santé à l'université McGill, en plus de la fonction de directeur exécutif de la stratégie internationale de recherche concertée sur la maladie d'Alzheimer. Il a démissionné de ses postes depuis, à l'occasion de sa nomination comme scientifique en chef en 2011. Il préside les conseils d'administration des trois fonds de recherche du Québec (santé ; nature et technologie ; société et culture).

M. Quirion, l'Office parlementaire a eu le plaisir de vous auditionner longuement en décembre 2017 et nous sommes très heureux de vous entendre de nouveau ce matin pour nous présenter l'expérience du Québec en matière de conseil scientifique aux autorités politiques. Vous avez accepté de détourner une partie de votre séjour à Paris pour l'anniversaire des 80 ans du CNRS afin de venir devant nous, ce dont nous vous remercions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion