Intervention de Nadine Grelet-Certenais

Commission des affaires sociales — Réunion du 8 janvier 2020 à 10h35
Proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Nadine Grelet-CertenaisNadine Grelet-Certenais, rapporteure :

Je vous présente tous mes voeux de bonheur partagé, de réussite et de travail fructueux pour cette année 2020 qui commence, même si je vous quitterai peut-être avant son terme...

L'année débute par l'examen d'une proposition de loi de notre collègue Monique Lubin, que j'ai cosignée avec les membres du groupe socialiste et républicain.

Ce texte vise, ainsi que l'indique son intitulé, à rétablir les droits sociaux dont un nombre croissant de travailleurs sont privés du fait du développement de l'économie des plateformes.

En effet, si le numérique est porteur de nombreuses opportunités, il peut aussi représenter pour notre cohésion sociale une menace contre laquelle l'intervention des pouvoirs publics est indispensable.

L'apparition et le développement d'entreprises proposant de mettre en relation des travailleurs indépendants et des consommateurs est l'une des évolutions majeures du marché du travail depuis les années 2010.

Au-delà des voitures de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison de repas, ce phénomène touche un nombre sans cesse croissant de secteurs : informatique, services à la personne, hôtellerie-restauration, jusqu'aux micro-tâches extrêmement parcellisées confiées à ceux que l'on appelle les « travailleurs du clic ». En effet, les plateformes ne représentent pas un secteur d'activité en tant que tel mais une manière d'organiser des biens ou des services en mettant en relation offreurs et demandeurs via des applications numériques. L'économie des plateformes concerne donc potentiellement un périmètre très large.

Les informations sur la taille de cette économie restent toutefois, à ce jour, très incomplètes. Les statistiques existantes font état de 100 000 à 200 000 travailleurs actifs, à plein temps ou de manière plus ponctuelle. Ce phénomène, de plus en plus visible, n'en est pas moins révélateur d'une tendance inquiétante, dont la comptabilisation apparaît comme un enjeu en soi.

L'histoire du droit du travail depuis le tournant du XXe siècle est celle de la construction progressive de protections et de droits permettant de rééquilibrer la relation entre employeur et salarié. On ne met pas sa force de travail à la disposition d'un employeur comme on loue un bien ou fournit un service, et le contrat de travail est largement exorbitant du droit commun des contrats.

De plus, face à des situations s'approchant du salariat sans être régies par un contrat de travail, le législateur a progressivement prévu des protections particulières pour certaines catégories de travailleurs, mentionnées dans la septième partie du code du travail : les journalistes et les professionnels du spectacle, de la publicité et de la mode, les concierges et employés de maison, les voyageurs, représentants ou placiers (VRP), ou encore les travailleurs à domicile.

Le développement des plateformes numériques de mise en relation vient à rebours de cette longue dynamique créatrice de droits. En effet, leur mode de fonctionnement consiste à s'affranchir des obligations que le code du travail impose aux employeurs vis-à-vis des salariés tout en éludant largement la participation au financement de notre système de protection sociale, par ailleurs remis en cause depuis un certain temps, en s'abritant derrière une indépendance parfois purement formelle. Elles s'appuient pour cela sur les avantages fiscaux et sociaux et la simplicité du régime de la micro-entreprise, ainsi détourné de sa finalité initiale. Pour les travailleurs, l'illusion d'une autonomie et d'une liberté, ainsi que la préférence à court terme pour une rémunération plus élevée, se traduit en fait par une protection faible voire inexistante contre les risques d'accident du travail et de perte d'emploi et par une absence de droits face au réel donneur d'ordres, notamment en matière de durée du travail. Ainsi, le développement de l'économie numérique a permis l'émergence d'une nouvelle forme de tâcheronnage.

Ce phénomène ne doit pas être considéré isolément. C'est le dernier avatar de la flexibilisation des rapports de travail, qui accentue la polarisation du marché du travail et ouvre la voie à une hyper-précarisation de certaines populations. Ces nouveaux travailleurs précaires se retrouvent partout en Europe sous des formes juridiques variées, à l'image des personnages du film de Ken Loach, Sorry we missed you : abusivement contraints à recourir au statut d'indépendant ou engagés sous contrat « zéro heure », ils témoignent de la situation intenable pour les individus et leur vie familiale à laquelle conduisent logiquement les tendances actuelles de l'économie de marché.

Face à cette situation, le législateur a jusqu'à présent cherché à conférer aux travailleurs des plateformes des embryons de droits, dont une grande partie repose sur le bon vouloir des plateformes. Avec l'entrée en vigueur de la loi d'orientation des mobilités, les plateformes de VTC et de livraison ont désormais la possibilité d'établir une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale. Pour la première fois, un dispositif de responsabilité sociale des entreprises (RSE) fait ainsi son entrée dans le droit du travail. Le Conseil constitutionnel, en censurant une partie de ces dispositions dans sa décision du 20 décembre dernier, a estimé que le législateur était allé trop loin dans l'abandon aux plateformes de l'exercice de sa compétence.

Cette démarche témoigne à mon sens d'une timidité des pouvoirs publics à l'égard des opérateurs de plateforme qui n'a pas lieu d'être lorsqu'il s'agit de défendre une certaine conception de notre modèle social. En outre, cette ébauche de cadre est source d'insécurité juridique, comme le prouve la jurisprudence récente de la Cour de cassation, dans l'arrêt Take Eat Easy du 29 novembre 2018, établissant que les conditions dans lesquelles certaines plateformes se comportent à l'égard de leurs « partenaires » permettent d'établir l'existence d'un lien de subordination.

D'autres pays ont eu plus de courage : ainsi la loi adoptée en septembre dernier par l'État de Californie, berceau des plateformes, soumet au respect de conditions rigoureuses l'emploi de travailleurs indépendants.

Cette proposition de loi adopte donc une démarche toute différente en remplaçant l'ensemble des dispositions de la septième partie du code du travail applicables aux travailleurs des plateformes par une règle simple, qui renvoie à des statuts préexistants et protecteurs au lieu de laisser prospérer une forme de tiers statut incomplet. Il s'agit d'imposer aux plateformes d'avoir recours soit directement à des salariés, soit à des entrepreneurs salariés adhérant à une coopérative d'activité et d'emploi (CAE).

Apparue dans les années 1990 et consacrée par la loi sur l'économie sociale et solidaire de 2014 dite loi Hamon, la CAE est une forme originale de coopérative qui permet de concilier entrepreneuriat individuel et protection sociale. La loi Hamon a également introduit dans la septième partie du code du travail un nouveau type de contrat de travail à durée indéterminée : le contrat d'entrepreneur salarié et associé (CESA), assorti de toutes les protections du salariat, avec la particularité de ne pas lier le salaire au temps de travail mais au chiffre d'affaires réalisé. Au bout de trois ans au maximum, l'entrepreneur salarié peut devenir associé de la coopérative.

Le titulaire de ce contrat a un statut hybride susceptible de répondre aux besoins d'autonomie et de protection des travailleurs de plateformes. Vis-à-vis des clients, l'entrepreneur salarié est un entrepreneur, qui propose ses prestations et mène ses propres démarches de prospection commerciale ; vis-à-vis de la CAE, il est un salarié dont la rémunération comprend une part fixe versée mensuellement, ainsi qu'une part variable, fonction de la marge de son activité, et dont le contrat peut évoluer en fonction du chiffre d'affaires généré.

Au-delà d'un statut, la CAE apporte au travailleur, en échange d'une contribution financière, un accompagnement dans son projet, des services mutualisés et un cadre collectif.

Fin 2018, 140 CAE étaient en fonctionnement, regroupant 12 000 entrepreneurs, dont 6 000 sous contrat d'entrepreneur salarié et associé. Certaines régions, comme Auvergne-Rhône-Alpes et la Nouvelle-Aquitaine, ainsi que des départements ont apporté un soutien important à leur constitution.

Cette proposition de loi s'inscrit dans la lignée d'expériences conduites en France et en Europe promouvant un modèle alternatif à ce que les grandes plateformes numériques ont mis en place, en s'appuyant sur un fonctionnement coopératif.

Plusieurs rapports ont préconisé de s'inspirer de ces expériences et de promouvoir des formes juridiques alternatives, tel le statut d'entrepreneur salarié permettant d'améliorer la protection sociale et les conditions de travail des travailleurs de plateformes.

D'une part, à côté des plateformes de type capitalistique, d'autres types de plateformes émergent, parfois regroupées sous l'intitulé de « coopérativisme de plateforme ». Il s'agit d'initiatives telles que Mobicoop, une coopérative de mobilité qui déploie notamment des services de covoiturage et revendique entre 300 000 et 350 000 utilisateurs. Elles sont encore peu nombreuses en France mais peuvent réussir en se positionnant sur des niches que n'occupent pas, pour le moment, les grandes plateformes.

D'autre part, l'idée de l'entreprise porteuse coopérative, proposant aux travailleurs opérant sur les plateformes un statut de salarié tout en les laissant autonomes dans l'organisation de leur profession, a directement inspiré cette proposition de loi. Il existe un précédent en Europe : l'expérience menée par la coopérative SMart en Belgique, entre 2013 et 2017, auprès de coursiers à vélo opérant sur les plateformes Take Eat Easy et Deliveroo. Hébergeant jusqu'à 900 coursiers actifs, SMart a pu mener des négociations avec les plateformes sur leurs conditions de travail et leur rémunération et conclure avec elles une convention-cadre. La coopérative a également mis en place un fonds d'indemnisation des coursiers ayant perdu leur activité à la suite de la faillite de Take Eat Easy en juillet 2016. En octobre 2017, Deliveroo, profitant de la création en Belgique d'un statut d'étudiant auto-entrepreneur, a toutefois mis fin à son partenariat avec Smart, alors que 90 % de ses livreurs adhéraient à la coopérative, pour travailler exclusivement avec des coursiers indépendants.

Cette expérience a permis de montrer qu'un tel modèle, très proche de celui de la CAE, pouvait aboutir à des résultats en donnant à des travailleurs organisés sous forme de coopérative un pouvoir de négociation face aux plateformes. Elle a par ailleurs fourni de précieuses informations sur l'accidentologie des coursiers à deux roues, confirmant le caractère particulièrement exposé de cette activité.

Les sociétés coopératives constituent un modèle alternatif à la fois performant et humaniste, fondé sur une gouvernance démocratique et un partage équitable des résultats. En France, le mouvement connaît depuis 2014 une croissance importante qui prouve son succès.

Les CAE, en particulier, permettent d'articuler des registres du droit autrefois difficilement conciliables : droit du travail et de la sécurité sociale, droit commercial et droit coopératif, répondant ainsi aux nouvelles aspirations des travailleurs. Il s'agit d'un modèle innovant qui mérite d'être soutenu.

L'objet de cette proposition de loi n'est donc pas de sécuriser économiquement et juridiquement le modèle délétère promu par les plateformes, mais de promouvoir un modèle susceptible de répondre à la recherche d'autonomie des travailleurs tout en leur offrant un soutien juridique, une inscription dans un collectif et une protection sociale appropriée.

C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir l'adopter.

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