Intervention de Olivier Roy

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 7 janvier 2020 à 13h35
Audition de M. Olivier Roy professeur au robert schumann centre for advanced studies de l'european université institute de florence italie

Olivier Roy, professeur au centre Robert Schuman de l'Institut européen de Florence :

La loi de 1905 est très bonne. Il n'y a aucune raison de la modifier, si ce n'est sur des détails techniques, comme on l'a fait plusieurs fois. Mon principe est très simple : toute la loi de 1905 et seulement elle.

Pour ce qui concerne la loi de 1901, les maires ont un rôle à jouer. Il m'est arrivé de voir des maires suggérer à des musulmans de créer une association culturelle loi 1901 plutôt qu'une mosquée. La confusion n'est pas une stratégie de la part des musulmans. Elle est présente dès le début. Je pense, à Paris, à l'Institut des cultures d'islam.

Qu'est-ce qu'un musulman athée ? On sait ce qu'est un juif athée, mais il ne faudrait pas tomber dans la confusion entre ethnie et religion et le piège que constitue le parallèle entre islamophobie et antisémitisme.

Je suis d'accord : il faut séparer le religieux du culturel, d'autant que c'est déjà le cas. Certes, pas pour quelqu'un de la première génération, mais pour les jeunes oui, d'où la bataille sur le hallal. Les nouvelles générations veulent du boeuf bourguignon hallal et des hamburgers hallal, ce qui fait bondir les identitaires. En effet, on a quitté le référent culturel traditionnel et on attache un marqueur religieux à des aspects de la culture française.

En ce qui concerne la laïcité, elle a changé. En 1947, l'abbé Pierre s'est rendu à l'Assemblée nationale en soutane. Nous n'avions pas alors la même conception de la laïcité. Une espèce de symétrie s'est organisée dans la douleur entre l'église catholique et la République laïque. Un équilibre a été trouvé grâce aux deux guerres - par la guerre dans les tranchées, et la Résistance rassemblant catholiques et communistes. Sauf qu'on a assisté à partir des années 60 à la déchristianisation de la société. La religion catholique s'est effondrée. Les catholiques de gauche ont disparu, ils se sont laïcisés, et une partie des catholiques conservateurs de droite se sont « ghettoïsés », mais il s'agit d'un résidu en voie de disparition. L'arrivée de nouveaux croyants, pratiquants, visibles bousculent nos habitudes. En Italie, où l'Église est encore très prégnante dans le champ social, l'arrivée de femmes voilées n'a pas du tout eu le même effet « disrupteur » puisqu'on a l'habitude de voir des prêtres et des religieuses ; et les gens baignent dans une culture religieuse. En France, c'est la laïcité qui réagit de manière antireligieuse : on n'a pas fait une loi contre le voile, on a fait une loi contre le signe religieux. On ne veut plus voir de religieux dans l'espace public. Certes, tout cela vise d'abord les musulmans, mais les catholiques sont aussi concernés. Je pense notamment à l'affaire du président de l'université de Strasbourg .

Mes collègues ont rédigé une pétition affirmant qu'un prêtre ne pouvait pas être élu président de l'université, alors qu'il a été élu en tant que doyen de la faculté de théologie de Strasbourg - qui est une faculté d'Etat. Il ne vient pourtant pas en soutane et n'ouvre pas les réunions par une prière ! Bref, on est ici dans une laïcité épidermique, qui se retourne contre le religieux en général.

Vous avez raison, il existe bel et bien une guérilla judiciaire, tout simplement parce que le rôle des tribunaux s'est considérablement étendu depuis une trentaine d'années : on va maintenant au tribunal pour n'importe quoi ! Par ailleurs, l'État laïc ne peut pas légiférer sur le religieux : on le voit bien avec la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Bref, en France, ce sont de fait les tribunaux qui décident, sur la base d'arguments qui ne sont pas jamais des arguments de fond par définition car il n'y a pas de définition juridique, ce qu'est une religion. Il revient donc au système judiciaire d'élaborer une jurisprudence claire et nette. Dans une société de droit, le gouvernement ne peut pas non plus donner des consignes aux tribunaux.

Personnellement, je n'emploie jamais le terme islamophobie : cette construction, par parallélisme avec l'antisémitisme, ne fonctionne pas. Certes, des gens éprouvent une haine de l'islam comme religion. Il s'agit d'un racisme qui touche en particulier les musulmans, mais aussi tout étranger, quel qu'il soit. Le débat actuel sur les réfugiés n'est pas non plus un débat sur l'islam. En tout état de cause, il n'y a, selon moi, aucune raison de reconnaître l'islamophobie comme une catégorie ou un concept.

Le nombre des femmes voilées augmente ? : oui et non. Les mamans de quarante-cinq ans qui sont aujourd'hui voilées appartiennent à la génération qui a lancé l'affaire du voile il y a trente ans. On n'intègre jamais le facteur temps. Or il faut voir d'où ses femmes viennent : est-ce qu'elles portaient le voile à quinze ans ? Est-ce qu'elles l'imposent à leurs filles ? Tout un travail d'étude sérieux, et non de stigmatisation, reste à faire.

Le phénomène des petites filles voilées correspond à la tendance dure des salafis. C'est d'ailleurs normal : plus ils sentent qu'ils perdent pied, plus ils en rajoutent dans la manifestation identitaire. Il existe une nouvelle tendance sur laquelle certains de mes collègues travaillent, à savoir la « déhidjabisation ». J'ai pu le constater, un certain nombre de mes étudiantes voilées ont décidé d'arrêter le voile, dont une fille d'imam. Il s'agit d'un phénomène générationnel : personne ne se révolte de la même manière que ses parents ! En 1989, cela embêtait les parents que les filles portent le voile. Mais maintenant que les mères portent le voile, pourquoi en mettre un ? Faire comme maman, ce n'est pas très exaltant, sauf si l'on est une petite fille !

Ce phénomène arrive maintenant en Turquie, en Égypte, au Maroc. Il est en lien avec la crise du salafisme. Le salafisme aujourd'hui, contrairement à ce que l'on croit, a perdu de son dynamisme. Il a notamment perdu ses cheikhs, sans parler de la destruction du haut clergé wahhabi par Mohammed ben Salmane, dit « MBS ». Certains continuent à croire que le salafisme est encouragé par l'Arabie saoudite, mais c'est fini ! MBS veut un régime autoritaire moderne, il a mis fin à l'alliance quasi centenaire entre la dynastie des Saoud et le clergé wahhabi. Aujourd'hui, on fait certaines choses en Arabie saoudite qui étaient impensables il y a trois ans !

Par ailleurs, il existe une crise des modèles. Quand les jeunes partent en Égypte ou au Yémen, ils tombent sur des guerres civiles, de la corruption et du racisme. L'iman de Brest est très représentatif de cette évolution. Il y a dix ou quinze ans, il affichait un salafisme joyeux. Aujourd'hui, il se pose des questions et il reconnaît avoir dit des bêtises.

Nous enregistrons certes le raidissement d'un petit noyau, mais nous constatons aussi l'ouverture relative d'une autre partie des musulmans, car nul ne vit facilement dans un ghetto social. J'ai connu des salafistes à Dreux. À dix-huit ans, ils refusaient de serrer la main, pas seulement aux filles, mais aussi aux autres. Ils portaient la barbe et des qamis blancs. Mais il leur a fallu travailler : ils ont donc enlevé le qamis, ils se sont rasés et ils ont intégré les principes de la laïcité pour pouvoir postuler à un emploi public. Puis ils se sont mariés et ils ont eu des enfants. Et que fait-on avec les enfants ? Soit on choisit la secte, soit lorsqu'on est à Dreux on les inscrit à l'école catholique ! À cinquante ans, ils sont toujours musulmans pratiquants, ils mangent toujours hallal, mais ils sont devenus complètement différents sur le plan du rapport à la société !

Je vous conseille de lire Les territoires gagnés de la République ? d'Arnaud Lacheret, qui relate brut de décoffrage l'arrivée d'un jeune maire Les Républicains à Rillieux-la-Pape, après avoir enlevé la mairie à un maire socialiste ou communiste accusé de communautarisme. Il s'aperçoit alors que les choses sont plus compliquées qu'elles ne le paraissent, car il a en face de lui non un groupe de salafis, mais un public islamisé plus divers : des imams épiciers, des travailleurs, des chômeurs, etc. Il s'agit d'un ouvrage fort intéressant.

3 commentaires :

Le 14/05/2022 à 11:48, aristide a dit :

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": on n'a pas fait une loi contre le voile, on a fait une loi contre le signe religieux"

Vous avez fait une loi contre le signe religieux car il vous fallait une loi contre le voile, c'est très clair. Sans les affaires de voile, cette loi n'aurait jamais vu le jour. Comme si un foulard par lui seul pouvait d'ailleurs être un signe religieux. C'est de la discrimination raciale évidente.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 14/05/2022 à 11:53, aristide a dit :

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"Les mamans de quarante-cinq ans qui sont aujourd'hui voilées appartiennent à la génération qui a lancé l'affaire du voile il y a trente ans."

C'est Ernest Chenière, le principal du collège Gabriel Havez de Creil, qui a lancé les affaires de voile, pas les filles voilées elles-mêmes qui ne faisaient aucune difficulté pour aller en cours, et qui ne cherchaient aucunement à remettre en cause les principes de la République. On voyait bien à l'époque à la télé qu'elles ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Il n'y avait aucune volonté de provocation de leur part.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 14/05/2022 à 12:00, aristide a dit :

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" En 1989, cela embêtait les parents que les filles portent le voile."

Pas du tout, les filles voilées de Creil étaient les enfants d'un musulman marocain très pratiquant.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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