Intervention de Christian Rodriguez

Délégation aux collectivités territoriales — Réunion du 28 novembre 2019 : 1ère réunion
Audition de M. Christian Rodriguez directeur général de la gendarmerie nationale dans le cadre du cycle d'Auditions sur l'ancrage territorial de la sécurité intérieure

Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale :

Bonjour Monsieur le président, Mesdames, Messieurs. Je partage entièrement l'idée que l'ancrage et l'enracinement ont été perdus de vue. Ces notions font partie de l'ADN originel de la gendarmerie mais se sont étiolées à la faveur d'accumulations de priorités et de difficultés à les trier. Je reviendrai sur ce point, car nous devons poursuivre ce travail de définition des priorités.

De fait, lorsque le gouvernement nous a demandé de travailler dans le sens de la sécurité du quotidien, nous avons décliné celle-ci dans un travail de proximité et de contact avec les élus et la population. Les notions d'ancrage et d'enracinement constituent pour nous la déclinaison naturelle de la police de sécurité du quotidien (PSQ) et doivent permettre de renouer avec l'essence de la gendarmerie. Cet impératif a présidé à la création des brigades de contact. Il nous pousse également à favoriser les expérimentations menées sur le terrain.

Nous considérons en effet que c'est sur le terrain que nous identifierons le mieux les pratiques favorables au territoire concerné. Les territoires étant différents, les expériences conduites sur l'un ne fonctionneront pas nécessairement sur l'autre, et les réponses à apporter varieront.

Par conséquent, nous donnons notre assentiment a priori pour les expérimentations conduites au sein des groupements. Nous ne pénalisons pas l'erreur car nous ne voulons pas décourager les expérimentations. Cependant, en cas d'erreur, nous demandons que le dispositif soit démonté et qu'une autre solution soit imaginée.

Accessoirement, nous avons beaucoup parlé de la France périphérique ces douze ou treize derniers mois. Ce terme désigne des territoires dans lesquels nous exerçons nos missions. Or le sentiment d'oubli, d'éloignement ou d'isolement vis-à-vis des services publics nous interroge effectivement. Dans certains territoires, les brigades de contact constituent l'unique représentation de l'État auprès des populations.

Il faut donc cesser de dissoudre les brigades et réfléchir à la façon d'accompagner au mieux la population, notamment en affectant les brigades sur des sujets qui s'écartent parfois de leur coeur de métier. Ainsi, l'accompagnement numérique m'apparaît aujourd'hui comme une nécessité pour une population, certes minoritaire, mais qui ne doit pas être négligée. Il permet aussi d'inciter les gendarmes à rester en proximité de toute la population, où qu'elle réside.

La contrainte budgétaire est permanente. Nous travaillons en premier lieu à nous mettre en capacité de régénérer le maillage, dans une dimension qualitative, et avons défini deux pistes de réflexion.

Tout d'abord, nous disposons de brigades, composée de 6 gendarmes par exemple, ce qui permet de s'assurer d'une capacité d'intervention permanente au moment venu. Cependant, dans certains territoires, nous comptons entre 0 et 3 interventions urgentes dans l'année. Pour autant, la brigade à 6 - de fait souvent fermée - doit être équipée en véhicules, en locaux.

Nous remplissons donc des missions annexes, effectuées par habitude et qui ne produisent aucun contact et aucune sécurité pour la population. Plutôt que la brigade à 6, nous pourrions imaginer, pour certains territoires, que 3 gendarmes soient en poste en permanence afin d'assurer la présence auprès de la population.

Nous contractualiserions avec ceux-ci car nous devrions effectuer des aménagements sur le sujet des astreintes et des quartiers libres. Nous leur demanderions, par exemple, de rester quatre ans en poste et de répondre aux attentes de la population, d'aller la rencontrer chez elle en s'aidant des outils permettant de remplir des tâches en mobilité, d'assurer une permanence à la mairie au besoin, de se rendre sur le marché des communes.

Ils auraient pour unique tâche d'être au contact de la population, et ce toute la journée. En cas d'intervention d'urgence, ils seraient mobilisés, comme les y oblige leur statut de militaire. Nous pouvons également leur assurer que, s'ils souhaitaient changer de poste au bout de quatre ou cinq ans, nous leur permettrions d'aller sur le territoire de leur choix.

En second lieu, certains de nos réservistes sont d'anciens gendarmes qui disposent de leur tenue chez eux et qui, bien que n'ayant pas leur arme, ont conservé des réflexes d'agents de métiers de la sécurité. Il en va de même pour les pompiers réservistes, formés aux premiers actes.

Nous pourrions envisager la solution suivante : les réservistes conserveraient leurs armes chez eux, protégées par des dispositifs antivol. En cas d'intervention urgente, nous pourrions les appeler et leur demander de se rendre à la mairie de la commune concernée, d'abord pour boucler la zone, prendre les premières mesures et assurer une présence. Cette mesure est peu onéreuse et je suis persuadé que de nombreux réservistes se porteraient volontaires, car un tel dispositif conforterait le lien qu'ils ont souhaité conserver avec la gendarmerie.

Régénérer le maillage signifie donc garantir une présence plus rapidement ainsi que renforcer la relation avec la population, et en premier lieu avec les élus.

La régénération passe également par une analyse critique de la distribution de nos effectifs sur les territoires, parfois sur-dotés et sous-dotés. Ainsi, en Corse, la délinquance est faible : les incidents les plus fréquents n'incombent pas à la brigade territoriale mais à la section de recherches ou à la police judiciaire et à la police nationale. Le nombre élevé de gendarmes en Corse se justifie donc en été mais pas en hiver. Dans ce type de territoires, nous pouvons retirer des effectifs sans porter atteinte à notre action auprès de la population afin de les affecter dans des départements sous-dotés.

Le ratio théorique est d'un gendarme pour 1 000 habitants, et d'un gendarme pour 800 habitants dans les endroits plus urbanisés. Pour affiner notre connaissance du besoin en effectifs, nous avons créé l'outil Ratio, qui prend en compte la population, le nombre d'interventions et le niveau d'urbanisation.

Pour autant, l'outil devra évoluer pour prendre en compte les évolutions démographiques dans les départements soumis aux effets saisonniers, mais aussi d'autres phénomènes moins bien identifiés. Ainsi, quatre mois dans l'année, nous trouvons l'équivalent total d'une ville de 40 000 habitants sur l'aire d'autoroute de Montélimar. Or, seuls nos gendarmes chargés de la sécurité routière prennent en charge cet afflux.

Nous avons également conduit des réflexions concernant l'attractivité des régions où nous recrutons peu, par exemple dans l'ancienne région Picardie. Nous avons envisagé l'option de la contractualisation. Nous pouvons, par exemple, donner la possibilité aux gendarmes revenus d'outre-mer de repartir en outre-mer à l'issue de 4 ou 5 ans passés dans un territoire peu demandé.

Nous avons commencé à tester ce dispositif et son accueil est bon. Les réserves émanent plutôt de nos gestionnaires, qui craignent d'être soumis à des contraintes.

Nous avons également débuté des expérimentations visant à décloisonner, grâce à 4 brigades multi-missions. Nous regroupons les unités qui se trouvent sur un même site pour éviter la sur-administration et favoriser le développement de meilleurs réflexes de fonctionnement en commun. Ainsi, la compétence de motard, difficile et coûteuse à obtenir, doit servir l'ensemble des missions de la gendarmerie et non se limiter à la verbalisation des voitures.

Nous essayons également d'effacer les frontières départementales en recourant aux détachements d'appuis interdépartementaux. Ils consistent à rendre compétents les gendarmes d'un département pour intervenir sur un événement survenu dans un autre département mais proche de la frontière administrative. Nous mutualisons aussi l'action des centres opérationnels au sein des départements dans lesquels l'activité est faible et où nous prendrons également en compte cette logique interdépartementale, avec l'appui de l'intelligence artificielle. En somme, nous cherchons à réduire le nombre de gendarmes qui ne sont pas sur le terrain, au profit de la proximité et de la rapidité d'intervention.

Concernant le continuum entre la police municipale et la gendarmerie, j'avais été entendu par le binôme Fauvergue-Thourot et je considère qu'il doit être le plus étroit possible. J'ai constaté, en inaugurant la brigade d'Annecy, que la collaboration poussée entre les gendarmes et les policiers municipaux donne des résultats exceptionnels, car chacun sait où intervient l'autre. Les deux maisons doivent être impliquées dans les interventions, ce qui requiert un travail de collaboration fort, ainsi que le renforcement de la relation entre le chef de la gendarmerie et le maire. Le nouveau réseau radio permettra de connecter la police municipale aux radios.

Les polices municipales (PM) ont leur rôle à jouer, elles ne constituent certainement pas un contingent de sous-gendarmes ou de sous-policiers. Pour un maire, le développement d'un travail commun constitue un problème en moins ; il permet également d'éviter des dérives. Nous devons donc d'abord nous entendre sur des principes de collaboration entre police municipale et gendarmerie, puis statuer au cas par cas sur les pouvoirs de la police municipale.

Mon point de vue sur la sécurité privée est assez proche, si ce n'est que celle-ci doit être contrôlée et encadrée, car elle ne relève pas du quasi-régalien et que nous ne prétendrons pas au même degré de collaboration qu'avec la police municipale. La sécurité privée doit se structurer davantage pour remplir des missions telles que la garde statique. Nous devons aussi, à mon sens, conserver la possibilité de solliciter ses agents pour l'obtention d'informations.

Je considère que les structures comme les CLSPD sont nombreuses et que nous perdons en visibilité, alors qu'il est fondamental que les élus et les forces de sécurité puissent travailler ensemble. Nous devons déjà organiser des réunions informelles sur les sujets de sécurité, faute de pouvoir déchiffrer les structures prévues. Aussi faudrait-il donc adapter le dispositif dans les communes de taille petite ou moyenne.

J'ai évoqué mon attachement aux nouvelles technologies, aux algorithmes et à la donnée. Ils nous ont donné la possibilité d'avancer sur deux sujets dans le cadre de PSQ.

L'un de nos colonels de gendarmerie, le colonel Perrot, qui commande le groupement de Chaumont, est docteur en intelligence artificielle. Il a créé un algorithme de prédictibilité des cambriolages, que nous testons dans 11 départements. L'outil prend en compte celles des données du territoire dont nous pouvons considérer qu'elles constituent un facteur d'insécurité, telles que la présence d'une gare, d'un bistrot, ainsi que nos données sur les cambriolages effectués et la fréquentation des axes routiers.

Une fois ces variables accompagnées d'un coefficient, l'algorithme produit une « carte de chaleur de la circonscription », dont le niveau de précision descend jusqu'à la rue, jusqu'au carrefour, et que les gendarmes peuvent consulter sur tablette ou téléphone.

La prédiction des cambriolages dans les 11 départements-tests est plus précise d'environ 1 point de plus que dans les autres départements. Ce résultat relativement faible s'explique par le délai qui peut exister entre un cambriolage et son signalement, ce qui limite la fiabilité des données.

Nous travaillons à faire évoluer l'algorithme pour prendre en compte non seulement les cambriolages mais aussi toutes les situations de crise qui nécessitent l'intervention de la gendarmerie. L'imprécision liée aux cambriolages sera donc compensée par la précision obtenue sur les autres données, notamment les accidents de la route, qui sont horodatés à la minute près.

Nous aurons ainsi la possibilité de placer un gendarme dans les zones où une situation de crise est susceptible de survenir, soit pour l'éviter, soit pour intervenir le plus vite possible. La seconde version de l'algorithme sera testée dans le courant de l'année prochaine. En réduisant la délinquance, ce dispositif permettra de libérer du temps pour aller au contact de la population.

L'un de nos colonels a créé la Brigade de gestion des événements (BGE), dans le département du Lot-et-Garonne. L'algorithme qu'il a construit, et que nous avons fait évoluer depuis, a pour fonction d'optimiser la présence de la gendarmerie la nuit. Nous le testons actuellement dans l'Isère. En plaçant 5 patrouilles à certaines heures stratégiques de la nuit, nous couvrons 98% des interventions liées à la délinquance des cinq dernières années. L'algorithme prend en compte le temps de trajet et permet de respecter le principe de juste suffisance du nombre de gendarmes engagés la nuit.

En optimisant les interventions de nuit, nous améliorons également notre présence sur le terrain durant la journée et, de fait, notre efficacité. En effet, le premier travail de la gendarmerie n'est pas d'arrêter les voleurs mais d'empêcher que les vols soient commis.

En Isère, l'outil a permis d'améliorer notre traitement de la délinquance mais aussi de générer un gain opérationnel équivalent à un effectif par brigade abonnée au dispositif. Ce gain est redéployé pour effectuer du travail de proximité avec les élus et la population, sans coût induit. Les élus confirment que les gendarmes sont plus présents que par le passé.

Cependant, comme la nuit nous ne prenons pas en compte les frontières entre les brigades, les commandants de brigade ont pu avoir le sentiment d'être dépossédés, car la tâche de déclencher les interventions incombe durant la nuit au centre opérationnel départemental. Il est donc nécessaire de convaincre.

À présent, nous bénéficions d'une adhésion interne, d'autant plus cruciale que j'ai l'intention d'étendre ce dispositif à la moitié des départements l'an prochain. Actuellement, 8 commandants de groupement adoptent le dispositif, et j'incite les autres commandants de groupement à le tester. À Agen, les cambriolages ont baissé de 14% et le taux de résolution des dossiers a augmenté de 4% grâce aux effectifs libérés le jour.

L'avenir réside dans ces dispositifs qui ne portent pas atteinte au maillage. Le maillage doit être le plus équilibré possible et nous devons être présents. Nous ne pouvons nous contenter d'une vision technologique de la place de la gendarmerie dans les territoires, sans quoi nous créerons des vides de présence qui ne concordent pas avec l'ADN de la gendarmerie, tel que je souhaite le retrouver.

Les traitements de données, les inventions, les algorithmes et les collaborations doivent améliorer nos performances et notre capacité à être en contact avec les élus. Nous sommes également soumis à l'obligation de rendre compte aux élus, d'accepter la critique et l'échec d'une expérimentation.

Concernant la délimitation entre la police et la gendarmerie, la Cour des comptes revient régulièrement sur le seuil de 20 000 habitants et la présence d'une délinquance de type urbaine - du reste mal définie - comme conditions pour qu'un territoire dépende de la police. Ce seuil n'est, en l'occurrence, pas toujours respecté, puisqu'une commune de La Réunion qui compte 120 000 habitants est placée sous la responsabilité de la gendarmerie, au même titre que Saint-Laurent-du-Maroni, commune la plus peuplée de Guyane.

Le double critère en vigueur est en fait lié au concept de police d'État, qui n'oppose pas la police à la gendarmerie mais les pouvoirs du préfet à ceux du maire, et donc la police d'État à la police municipale. Malheureusement, aucun autre texte ne définit la police nationale.

La situation découle d'une ambiguïté dans le principe de répartition territoriale qui fait désormais débat. La Cour des comptes évoque fréquemment un seuil de 50 000 habitants. Le directeur de la police considère qu'une distinction doit être faite entre territoire urbain et territorial rural, ce qui justifierait la présence des deux modèles.

Cependant, j'estime que le modèle de la gendarmerie fonctionne en zone urbaine, tandis que le modèle policier ne fonctionnerait pas en zone rurale en raison de l'hypercentralisation et de l'hyperdensité des effectifs. De fait, entre 60% et 70% des gendarmes travaillent en zone urbaine.

Il serait possible d'évaluer la nécessité pour la police de densifier sa présence dans certains territoires puis d'attribuer à la gendarmerie les zones que la police ne peut pas couvrir. Or je suis persuadé qu'en procédant ainsi, le seuil s'élèverait à 80 000 habitants, car la police devrait suradministrer les zones les plus sensibles. Je considère que ces sujets doivent être abordés dans les territoires, car ce n'est pas depuis Paris que les besoins des territoires peuvent être le mieux appréhendés.

Les communes nouvelles sont placées automatiquement en zone police lorsqu'une des communes fusionnées était en zone de police. Cette automaticité comporte un risque car elle pourrait conduire à faire basculer plus de 11 millions de personnes en zone police dans le cadre de la Loi Gatel, alors qu'une densification de la présence policière n'est pas prévue dans toutes les zones concernées.

Selon moi, il faudrait supprimer le caractère automatique pour redonner le pouvoir de décision au préfet et aux élus. Pour Annecy, nous avons fait adopter un décret visant à conserver le statu quo, permettant au préfet et aux élus de statuer localement sur la meilleure option, en fonction des spécificités du territoire.

Enfin, le livre blanc sur la sécurité intérieure comprend 4 groupes : le groupe Nouvelles technologies, le groupe Continuum, le groupe Ressources humaines et moyens, et le groupe Organisation, ce dernier étant le plus dense et le plus riche en enjeux.

Éric Morvan et moi-même sommes parvenus à avancer sur des sujets qui étaient gelés jusqu'alors. Ainsi, nous sommes tombés d'accord pour mutualiser la Police technique et scientifique (PTS) et la section cybercriminalité, la première rattachée à la police, la seconde à la gendarmerie. Elles seront placées sous la responsabilité d'un chef dont le mandat sera renouvelé tous les trois ans et qui sera successivement issu de la police et de la gendarmerie. Ces services, à compétence nationale, dépêcheront l'expertise auprès de la gendarmerie et de la police, ce qui permettra de réduire les dépenses et d'éviter les redondances sur des sujets pour lesquels le matériel est coûteux.

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