Intervention de Jean-Louis Borloo

Commission des affaires économiques — Réunion du 15 janvier 2020 à 9h40
Politique de la ville — Audition de M. Jean-Louis Borloo ancien ministre

Jean-Louis Borloo, ancien ministre :

Cela mérite une analyse, sans chercher de bouc émissaire. D'ailleurs, cet abandon s'est fait à la barbe des gouvernements successifs. Je leur dirai simplement de moins aller à la télévision et de travailler plus ! Je refuse d'entrer dans les débats secondaires, car en réalité nous ne faisons rien. Tant qu'on ne gérera pas la gouvernance avec confiance, il ne se passera rien. Cette affaire concerne les élus, le monde HLM et son financement... J'ai compris pourquoi les petits hommes gris s'y étaient opposés, alors que ce n'était pas leur argent. Bercy a toujours considéré que ce qui, sur la fiche de paye, sert à financer le logement social, lui appartenait, et qu'il faudrait le récupérer de toute façon, puisque c'est le trésor de guerre pour demain : il ne fallait donc pas qu'il soit bêtement dépensé en s'occupant des quartiers, tout de même ! Mieux valait le garder pour Hinkley Point ou je ne sais quoi...

Et ce que je vous dis s'applique dans beaucoup de domaines de la vie de la cité. D'abord, c'est complexe. Puis, on est sept. Troisièmement, il faut écrire et rédiger les choses. Quatre, il faut un patron de la mission et cinq, il faut rendre compte à la représentation nationale de manière annuelle. Je comprends que les agences dites indépendantes, qui ont un rôle beaucoup plus important que le ministre de l'énergie, ne reçoivent pas d'instructions. Mais de qui sont-elles indépendantes ? Certainement pas du Parlement, auquel elles devraient présenter tous les ans comment elles comptent exécuter la mission que la loi leur a donnée et comment elles l'ont exécutée l'année précédente. Que le ministre ne puisse pas leur donner d'instructions, je veux bien. Qu'il ne puisse pas leur demander de comptes, je ne suis pas d'accord. Elles sont indépendantes, mais elles ne sont pas en apesanteur.

Bref, nous avons un furieux problème de la conduite de l'action publique. Notre pays est brillant, les gens sont bien formés, la fonction publique fonctionne très bien, les élus se donnent un mal de chien, les entreprises ne font pas du si mauvais travail. Et pourtant, nous sommes quasiment derniers dans le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), nous avons des quartiers dans cet état-là, des suicides chez les policiers, pas d'essence dans leurs voitures, un système judiciaire embolisé... Ce n'est pas une question de droite, de gauche ou de centre. Il faut regarder le fonctionnement de chacune des institutions. Où allons-nous dans la stratégie énergétique, par exemple ? Nous étions le pays le plus réputé au monde ! Pourtant, à chaque fois qu'on s'occupe sérieusement de quelque chose avec l'ensemble des acteurs, cela va à une vitesse folle. Mais c'est du travail.

Comment m'est venue l'idée de la Cour d'équité territoriale ? Nous voulons un projet commun, mais tout le monde n'a pas les mêmes espoirs, ni les mêmes devenirs. Il y a des niveaux d'écart qui sont inacceptables. Certains critères sont évidents : un tiers d'enfants en plus, 40 % de moyens en moins... Les besoins en compléments scolaires ont baissé dans les quartiers de politique de la ville, alors qu'ils ont augmenté sur le reste du territoire. Mais le droit commun recule. Ainsi, à Sevran, on est passé de 113 policiers au commissariat il y a dix-sept ans à 79 aujourd'hui ; et il y a moitié moins de pédiatres, trois fois moins d'effectifs en classes préparatoires, trois fois moins de contrats d'apprentissage. Bref, il y a un écart dans les moyens mis par la République - qui ne se réduit pas uniquement à l'État - entre les zones. La seule façon de résoudre ce problème a été imaginée par Tony Blair, lorsqu'il a exigé que les responsables publics lui fassent un point tous les ans sur les moyens dont ils disposent. Le jugement sur les résultats n'est pas la bonne méthode, il faut une obligation de moyens. Une Cour d'équité territoriale pourrait dénoncer les écarts trop forts et imposer de les réduire - sans pour autant viser l'égalité parfaite. Cela instaurerait une discipline dans la fonction publique d'État, dans les chambres de commerce, dans les chambres consulaires, dans les régions, dans les départements, dans les métropoles, pour qu'il y ait partout le minimum vital d'espoir républicain.

Indépendamment du fait qu'ils constituent la seule, ou la principale, réserve de croissance de notre pays, il se trouve que les quartiers sont le sas de notre République. Tout ce qui arrive sur le territoire national passe par les quartiers, qui comptent évidemment la plus grande concentration de demandeurs d'asile, de déboutés, etc. Quand ça commence à aller bien, on en sort ! Les quartiers constituent, en quelque sorte, une aire d'arrivée, d'accueil. Il faut donc se donner les moyens que cet accueil ne soit pas un drame. Pour cela, il faut que toute la chaîne fonctionne. Or, combien y a-t-il de procureurs de la République en Seine-Saint-Denis ? C'est une plaisanterie ! À quoi ressembleront nos futures favelas ? Et quid des marchands de sommeil dans les pavillons ? Les maires que vous représentez savent que c'est un vrai sujet aujourd'hui. La procureure de Bobigny le sait aussi. Le divisionnaire également. Mais ils n'ont pas les moyens. Et la législation n'est pas tout à fait adaptée. Il y a la chaîne d'inspection, d'identification, de vérification, de contrôle, sous l'autorité de la police judiciaire ou de la gendarmerie et de la police, à quoi s'ajoute la capacité d'enquête judiciaire - 7 900 magistrats en France, contre 38 000 en Allemagne. C'est une question de méthode, mais il faut traiter ces quartiers comme nos sas d'arrivée. Ce serait rentable, donc ce n'est pas un problème de financement, mais un problème d'affectation de moyens.

À Montfermeil et Clichy les émeutes ne se sont pas arrêtées par une victoire de la raison ou de la police mais parce que, deux ans avant, on avait lancé un programme, et que les premières grues sont arrivées partout. Or, dans un quartier où la population se sent délaissée par la République, une grue, c'est une main tendue. Les élus le savent bien. Les mamans, dès lors, reconquièrent le territoire - alors que, coincées au 22ème étage, elles restaient dans leurs cuisines. Tant qu'il y aura une discrimination urbaine, vous aurez dans l'endroit discriminé une cicatrice urbaine.

Les quartiers, je les connais encore tous par coeur. Je suis allé il y a quinze jours à l'inauguration du T4, ce tram qui monte jusqu'à Montfermeil et Clichy-sous-Bois. Autrefois, pour aller dans la tour Utrillo, nous avions deux véhicules blindés légers et une escorte de dix-sept policiers de la BAC en civil. Là, nous nous sommes promenés à Montfermeil... Le danger de la cohésion républicaine a changé de forme, mais pas de fond : il est là, tout entier ! C'est tout un peuple dont on parle - et en effet, l'image des nouilles m'a valu une avalanche de critiques ! Facile, de là-bas, avec un pilier dans la Seine, de chercher à faire des économies ! Mais il faut être attentif aux particularités de ces quartiers, aussi.

Le Sénat, cette maison de la sérénité, doit, me semble-t-il, reposer le problème sur les grandes méthodes. Le taux de permis de conduire des femmes est terrifiant, comme le taux de crèches. Or c'est un indicateur très important : le permis de conduire est un droit des femmes. Aujourd'hui, les violences contre les femmes ont pris une forme plus insidieuse. Ayons conscience de la gravité du poison. Les gilets jaunes ont été une alerte éclairante. Je ne suis pas peu fier : c'est moi qui ai rendu les gilets jaunes obligatoires dans les voitures et qui les ai fait dessiner gratuitement par Karl Lagerfeld. Je comprends que certains m'en veuillent...

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