Je vous prie de m'excuser pour mon léger retard ; la Banque de France et le Sénat sont très proches, à tous égards, mais un des effets de la grève est d'augmenter la distance-temps...
Je vous remercie de me recevoir pour cette heureuse tradition, et formule tous mes voeux pour vous et pour notre cher pays. Le dialogue entre la Banque de France, au service de tous les Français, et les représentants de nos territoires, que vous êtes, est essentiel.
Dans le monde chahuté de 2020, même si une trêve relative a été trouvée aujourd'hui, les sujets de discussion ne manquent pas. J'évoquerai la conjoncture économique relativement résistante, les paiements et les monnaies dans un contexte d'innovation croissante, et la réglementation du secteur bancaire avec la transposition de l'accord de Bâle III.
En 2019, l'économie française aura plutôt mieux résisté que celle de certains partenaires européens, avec une croissance attendue de 1,3 %. C'est un chiffre plus de deux fois supérieur à la croissance allemande, qui est de 0,6 %, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. En 2020, nous nous attendons à un tassement temporaire à 1,1 %, dû à un ralentissement de notre environnement extérieur.
Dans notre enquête mensuelle de conjoncture il y a un an, 20 % des entreprises se disaient affectées par le mouvement des gilets jaunes ; aujourd'hui, 10 % des entreprises sont impactées économiquement par les grèves, dans les mêmes secteurs - principalement hébergement-restauration et transports. Globalement, l'impact total sur le PIB serait à ce stade d'au plus - 0,1 % de PIB, et est déjà inclus dans notre prévision de croissance pour le quatrième trimestre à 0,2 %, publiée la semaine dernière. Ces chiffres macroéconomiques limités recouvrent toutefois des effets différenciés selon les régions, les secteurs ou les entreprises. Et ils ne diminuent bien sûr en rien la gêne réelle subie par des millions de nos concitoyens, salariés et commerçants.
Permettez-moi de prendre un peu de recul et de regarder les fruits concrets de la croissance des quatre dernières années, entre 2016 et 2019, puisque l'indépendance de la Banque de France nous permet d'enjamber les échéances électorales. Nos doutes cartésiens ne doivent pas nous empêcher, nous Français, de reconnaître trois points forts de notre économie, trois acquis collectifs de notre travail. Le premier concerne l'emploi : en quatre ans, l'économie française a créé un million d'emplois nets ; il y a bien longtemps que le contenu de la croissance en emplois n'avait été aussi élevé, et il y a là probablement un premier effet des réformes, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) à l'assouplissement du marché de l'emploi.
Le second point fort découle en partie du premier : le pouvoir d'achat des ménages par tête a progressé de plus de 5 % en moyenne sur cette période. Ce sujet reste à l'évidence sensible, car il pose des questions légitimes de perception - ceux de nos concitoyens qui sont en dessous de cette moyenne « ne s'y retrouvent pas » - et de répartition. Vous connaissez mes convictions. Nous devons toujours rester mobilisés contre les inégalités, a fortiori lorsqu'elles tendent à devenir héréditaires ; mais notre modèle social européen les a mieux maîtrisées qu'ailleurs dans le monde. Enfin, troisième point fort et peut-être le moins connu, l'investissement des entreprises a augmenté de plus de 15 % en quatre ans. Leur taux d'investissement de 24,1 % est significativement plus élevé qu'en Allemagne (20,7 %) ou que dans la moyenne de la zone euro (23 %). C'est prometteur pour notre avenir et pour notre capacité de production et de modernisation future.
Ces trois points forts nous permettent d'affronter lucidement deux défis persistants. D'abord le chômage structurel reste élevé, à plus de 8 %. C'est la limite implicite du recul du chômage, depuis 10,2 % fin 2015 jusqu'à 8,6 % aujourd'hui. Elle est d'autant moins acceptable que parallèlement, nombre d'entreprises et de PME se plaignent de difficultés de recrutement : près de 43 % des entreprises déclarent être confrontées à ce problème. La solution passe, massivement, par la formation professionnelle et l'apprentissage : la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, votée par le Parlement en 2018, en ouvrait heureusement la voie ; mais l'appropriation et la mise en oeuvre de la loi sur le terrain restent notre défi à tous, y compris dans les entreprises et chez les partenaires sociaux. Ensuite, notre niveau de dépenses publiques demeure à 56 % du PIB contre 45 % dans le reste de la zone euro, alors que les modèles sociaux sont proches. Les taux bas peuvent certes nous amener à renouveler quelque peu le débat sur les finances publiques, mais nous devons concentrer nos efforts sur le niveau des dépenses et leur hausse continue, plus encore que sur la dette et les déficits. Selon nos prévisions, et avant les mesures de correction, les dépenses primaires - hors économies sur la charge de la dette - croîtraient en moyenne d'1,2 % par an en volume sur la période 2019-2022, soit un rythme significatif et trop proche de leur tendance des dix dernières années. Et au-delà des chiffres, il est essentiel d'ouvrir - enfin - un débat sur la qualité des dépenses, en privilégiant celles qui préparent la croissance de demain, comme la transition écologique, l'éducation, ou certains investissements. La Banque de France elle-même applique ces principes : nous avons investi pour évoluer vers davantage de performance et d'innovation ; et en ayant diminué nos dépenses de fonctionnement sans réduire en rien nos services, nous restituons chaque année 120 millions d'euros à la collectivité nationale - à ma connaissance, ces efforts n'ont guère d'équivalent dans le secteur public.
Les monnaies et les paiements face au défi de l'innovation seront un sujet central en 2020. Les innovations dans les paiements ne sont pas synonymes de la fin du paiement en espèces ; je sais que vous êtes convaincus, mais cela alimente le débat public. Chaque Français doit rester libre de choisir son moyen de paiement : c'est un élément central de confiance dans la monnaie. Malgré l'érosion de leur utilisation, les billets demeureront pour longtemps ; la Banque de France en assure la disponibilité pour tous et ce, y compris en cette période de grève où des blocages de centres d'approvisionnement ont été à tort annoncés. Le Sénat a, je crois, apprécié le rapport que nous avons publié en juillet dernier sur la répartition des distributeurs automatiques de billets (DAB) sur le territoire, qui reste globalement satisfaisante.
Cela étant, la Banque de France est active face au foisonnement d'initiatives privées dans le domaine des paiements. Soyons clairs : il n'y a pas de « crypto-monnaies » - il y aurait une contradiction dans les termes. Il y a d'un côté les monnaies à garantie publique, de l'autre des crypto-actifs privés. Ces crypto-actifs n'ont pas les qualités d'une monnaie, qu'il s'agisse du bitcoin, extrêmement spéculatif et probablement sans avenir, ou de la deuxième génération dite « stable coin », dont les promoteurs prétendent stabiliser la valeur en l'adossant à des monnaies souveraines existantes, comme le projet Libra encore hypothétique. Nous tenons tous à ce que les monnaies restent garanties par des autorités publiques. Vous pouvez compter sur une banque centrale à la fois vigilante et innovante. D'abord, face à l'arrivée massive d'acteurs non européens, il est primordial de développer une véritable solution paneuropéenne des paiements, comme je l'ai dit devant la commission d'enquête du Sénat sur la souveraineté numérique. C'est pourquoi nous soutenons l'initiative en cours d'une vingtaine de banques européennes (PEPSI) s'appuyant sur l'infrastructure de paiements instantanés TIPS (Target Instant Payment Settlement) gérée par l'Eurosystème. Ensuite, la Banque de France va lancer cette année des expérimentations sur l'utilisation d'une monnaie digitale de banque centrale dans les transactions « de gros ». Bien sûr, toute décision sur l'émission d'un éventuel e-euro se prendrait à l'échelle européenne, et nécessitera le temps d'études sérieuses.
L'accord de Bâle III reste le meilleur accord possible pour la France et l'Union européenne et ne pèsera pas sur l'économie française. Nous devons négocier une transposition équitable et raisonnable. Nous négocierons fermement et nous devons transposer assurément.