Intervention de Odile Leperre-Verrier (Grand Orient de France)

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 26 novembre 2019 : 1ère réunion
Table ronde sur les violences conjugales avec des représentants des cultes et des courants philosophiques

Odile Leperre-Verrier (Grand Orient de France) :

Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, Monsieur le sénateur, nous voudrions tout d'abord vous remercier de cette invitation à participer à cette table ronde sur les violences conjugales. Elle nous donne ainsi l'opportunité de vous présenter nos positions concernant un dossier particulièrement sensible. 138 femmes mortes sous les coups de leur mari, de leur compagnon, ou de leur ex-conjoint : c'est un constat implacable et glaçant. Nous sommes loin des crimes passionnels, objets privilégiés d'une certaine littérature. Aujourd'hui, où la violence fissure le rempart protecteur de la cellule familiale, la réalité a largement dépassé la fiction.

De façon liminaire, nous aimerions rappeler que le Grand Orient de France (GODF) est très attaché à notre devise républicaine. C'est en quelque sorte son ADN. À ce titre, il attache une toute particulière importance à l'égalité. C'est pourquoi nous nous sommes réjouis de voir le Président de la République faire de l'égalité femme-homme un des objectifs majeurs de son quinquennat, en souhaitant bien évidemment qu'il ne s'agisse pas d'un simple effet d'annonce.

Par ailleurs, le débat intervient aujourd'hui dans une période très particulière, où le sujet générique des violences faites aux femmes, qu'elles soient physiques ou morales, a pris une acuité inédite et a donné au combat féministe de nouvelles perspectives. Ainsi, à la suite de #MeToo, le sexisme ordinaire semble perdre du terrain au profit du respect et de la dignité des femmes. Néanmoins, si nous ne pouvons que nous féliciter de voir la parole des femmes se libérer, le débat qui nous réunit aujourd'hui concerne les violences conjugales et nous nous en tiendrons à ce douloureux problème.

Il va sans dire que nous avons été extrêmement attentifs aux mesures annoncées par le premier ministre à l'issue du Grenelle de lutte contre les violences conjugales. Elles vont certainement dans le bon sens, si toutefois les moyens suivent. Nous serons donc confiants mais vigilants. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir.

Pour ce qui nous concerne, nous considérons que la lutte contre les violences conjugales passe par une amélioration de la « chaîne pénale ». Par ailleurs, c'est par une mutualisation des moyens que nous pourrons renforcer l'efficacité des dispositifs de protection concernant toutes les victimes. C'est pourquoi, nous aborderons à la fin de notre intervention le problème des enfants.

Notre obédience a toujours marqué un attachement fondamental à la séparation des pouvoirs et au rôle incontournable du pouvoir judiciaire. Cela vaut d'ailleurs pour notre fonctionnement interne. À cet égard, nos instances judiciaires disciplinaires sont particulièrement attentives et réactives. Elles ont ainsi prononcé l'exclusion d'un de nos membres, condamné pour violences conjugales. Mais c'est aussi la lecture que nous faisons du Pacte Républicain.

Force doit donc rester à la loi et à la justice. Nous sommes ainsi persuadés que c'est l'amélioration du système judiciaire qui permettra de résoudre le problème. Malheureusement, il semble aujourd'hui trop souvent impuissant. La garde des sceaux elle-même en a fait l'aveu. Ainsi, le mécanisme des dépôts de plainte et de leur traitement judiciaire ont montré d'insupportables failles. Sans parler du scandale des mains courantes qui restent généralement lettres mortes, 80 % des plaintes déposées sont classées sans suite. Si l'on tient compte de la difficulté psychologique que constitue pour la victime le fait d'aller porter plainte, c'est un véritable parcours du combattant qui lui est infligé.

Pour améliorer l'écoute et la prise en charge des victimes, il faut que les intervenants comme les policiers ou les magistrats - mais cela vaut également pour les médecins et les travailleurs sociaux - soient réellement formés à la spécificité de ces problèmes. Certes, des efforts ont été consentis en ce sens, dans les centres de formation de la police nationale comme à l'École nationale de la magistrature. Ils sont, hélas, encore très insuffisants. Cela devrait permettre une meilleure réactivité, notamment des magistrats, en ce qui concerne la qualification des violences. En effet, trop souvent, les juges ont tendance à correctionnaliser le viol (qui est un crime) en simple agression sexuelle (qui est un délit). « Mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus. En l'occurrence, c'est accroître les risques encourus par les femmes. La France vient d'être montrée du doigt dans un récent rapport du GREVIO. Pour mémoire, le GREVIO est un groupe d'experts indépendants, mis en place par le Conseil de l'Europe pour suivre l'application de la Convention d'Istanbul.

De plus, nous ne pouvons que regretter la trop grande diversité qui prévaut dans le traitement des affaires de violences conjugales, d'un tribunal à l'autre. Tous les tribunaux n'ont pas la pugnacité du tribunal de Douai, qui a été un véritable pionnier en la matière. Cet état de fait nuit à l'égalité de traitement dont devraient pourtant bénéficier toutes les femmes sur l'ensemble du territoire national, et pourrait constituer, à terme, une rupture de la continuité territoriale dans notre République, qui est rappelons-le, « Une et indivisible ».

Au-delà de ces problèmes d'administration de la justice, il est, en second lieu, intéressant de s'interroger sur les dispositifs dont nous disposons pour assurer la protection des femmes victimes de violences conjugales, le but étant qu'ayant retrouvé la sécurité, elles puissent se reconstruire. Là encore, les rapports précédemment cités pointent les failles des administrations en charge de ces dossiers. Non seulement elles manquent d'efficacité, mais elles ont également beaucoup de difficultés à coopérer. Parmi les mesures préconisées, et notamment dans les procédures d'urgence, il semblerait souhaitable de mettre en place des structures d'accueil pluridisciplinaires, véritable SAMU des violences conjugales, où les femmes pourraient être prises en charge sur le plan médical - médecine légale comprise -, psychologique et juridique afin d'être protégées, conseillées, en un mot, accompagnées. Car il est extrêmement important qu'elles soient aidées à sortir de l'emprise dont elles sont victimes. C'est donc un travail d'écoute et de pédagogie.

À ce stade, il nous paraît utile de dire un mot de la proposition de levée du secret médical qui a émergé du Grenelle de lutte contre les violences conjugales. A priori, nous sommes contre. Alors que l'efficacité d'une telle mesure n'est pas avérée, nous estimons qu'elle reviendrait sur un principe fondamental de la déontologie médicale. On ne signale pas une femme victime de violences comme on signale un enfant maltraité. Ce serait l'infantiliser, et cela risquerait en second lieu de la fragiliser un peu plus. En effet, s'il est urgent de revoir les procédures de dépôt de plainte et, a minima, de les faciliter, le consentement de la plaignante nous paraît un passage obligé.

En revanche, il s'agit bien évidemment de mettre en oeuvre l'arsenal judiciaire existant : ordonnance de protection, bracelet électronique d'éloignement, téléphone grave danger, nous ne détaillerons pas tous les dispositifs aujourd'hui à la disposition des magistrats. Ils ont fait leur preuve, mais ils nécessitent non seulement la volonté de les utiliser, mais également des moyens humains et financiers. Enfin, nous ne pouvons omettre d'évoquer la prise en charge psychologique des auteurs de violence. Ils doivent faire l'objet d'un véritable suivi, notamment pendant les périodes de détention, afin d'éviter les récidives trop nombreuses en la matière.

En dernier lieu, le sort des enfants dont les mères sont victimes de violences conjugales nous paraît préoccupant. Ils en sont les victimes collatérales ; ce sont des témoins passifs, quand ils ne sont pas eux-mêmes l'objet de sévices. À cet égard, on peut regretter que nos dispositifs, sans évidemment les ignorer, ne fassent pas de leur protection un traitement particulier. De ce point de vue, nous ne pouvons ignorer le problème de l'autorité parentale. La déchéance doit évidemment être automatique en cas de féminicide. Dans les autres cas, il est indispensable que le juge aux affaires familiales et le juge pénal coopèrent et fassent preuve de discernement, en prenant en compte le fait que l'exercice de l'autorité parentale est pour un père violent le moyen de maintenir son emprise et sa domination sur sa famille.

De façon plus générale, nous pensons que l'exercice de la violence prend ses racines dans l'histoire précoce de l'individu. L'éducation est donc un élément fondamental, incontournable dans l'apprentissage du respect de l'autre, en l'occurrence du sexe opposé. L'école, force d'émancipation, est un passage obligé dans cet apprentissage. Le rappeler n'est pas, hélas, faire preuve de beaucoup d'originalité. Mais la situation est grave. Lutter contre la violence à l'égard des filles, rejeter les stéréotypes sexistes, comprendre l'égalité fondamentale des êtres humains au-delà de toutes les différences, apprendre à se maîtriser et à ne pas recourir à la violence, restent des missions éducatives élémentaires. Cela suppose des enseignants formés, des programmes scolaires adaptés, dans des établissements scolaires sensibilisés, c'est-à-dire une volonté institutionnelle qui va bien au-delà des déclarations d'intention.

Alors que conclure ? Comme nous le disions en introduction, nous avons été très attentifs aux propositions du Gouvernement. Elles dénotent une volonté de répondre dans l'urgence à un problème qui préoccupe nos concitoyennes comme nos concitoyens. Mais nous craignons que les résultats ne soient pas tout à fait à la hauteur des enjeux, ni des engagements. Si nous nous félicitons de certaines mesures, dont la prise en compte dans la loi des violences psychologiques, nous nous interrogeons sur notre réelle capacité d'agir. Car actuellement l'arsenal juridique est là, c'est plutôt son application qui pêche, et il serait infiniment dommageable que les nouveaux dispositifs, notamment légaux, produisent les mêmes effets.

Parmi les pays européens, la France n'appartient pas aux meilleurs élèves, il s'en faut de beaucoup. Sans doute comme d'autres pays, notamment de l'Europe du Nord, la France devrait-elle prendre exemple sur l'Espagne qui, depuis une quinzaine d'années, a pris le problème à bras-le-corps. Ainsi, si en France 3 000 femmes bénéficient d'une ordonnance de protection, elles sont 40 000 en Espagne. Les chiffres parlent d'eux-mêmes.

Certes, la situation ne pourra pas être réglée en quelques semaines. En tant que francs-maçons, nous travaillons dans ce que nous appelons aujourd'hui le temps long. Ainsi, lorsque la pression médiatique sera retombée, lorsque les violences conjugales ne feront plus l'actualité, nous savons qu'il y aura encore, ici et ailleurs - et nous ne pouvons que le regretter -, des femmes battues, des femmes qui tomberont sur les coups de leurs compagnons, et des enfants impuissants qui assisteront à ces scènes d'horreur.

Et c'est là qu'il faudra agir, et continuer à agir, pour passer des intentions à la réalisation avec des moyens, toujours plus de moyens. C'est ce que nous attendons du secrétariat d'État chargé de l'égalité femmes-hommes. Si nous saluons le dynamisme et l'énergie de la ministre, nous souhaiterions que ses compétences soient réaffirmées, et que son secrétariat d'État soit doté de réels moyens, non seulement budgétaires, mais également administratifs, car la tâche est considérable.

Mais je voudrais conclure sur une note résolument optimiste. N'oublions pas que, dans notre pacte républicain, juguler les violences faites aux femmes, et en particulier domestiques, reste un passage obligé vers l'égalité réelle des femmes et des hommes. Alors, un jour peut-être, dans des temps que d'aucuns jugeront lointains et incertains, connaîtrons-nous enfin cette égalité réelle. Des temps où les journées des droits des femmes ou les semaines contre les violences faites aux femmes seront devenues parfaitement obsolètes. Utopie, peut-être pas ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion