En effet, c'est un contre modèle terrible, parce qu'on sait très bien que ce type de comportement se répercutera sur le couple que les enfants construiront à leur tour. J'en suis convaincu, il faut absolument montrer que cette violence n'est pas acceptable. Il ne s'agit pas de couper complètement le lien avec le père, évidemment non, mais avec des médiations, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de contrôler cette part d'informel qu'il peut transmettre à ses enfants. Nous sommes donc tous comptables collectivement de cela.
Il y a des associations à vocation sociale destinées aux enfants dans le judaïsme, comme l'OEuvre de secours aux enfants (OSE) ou la fondation OPEJ (OEuvre de protection des enfants juifs), où l'on a en tant que rabbin le devoir de signaler tout enfant maltraité ou tout conjoint battu. Au dernier congrès rabbinique, j'ai expliqué à tous les rabbins que si nous avions connaissance d'un comportement illégal soit envers un enfant soit envers le conjoint ou la conjointe, nous encourions une responsabilité pénale en cas d'absence de signalement.
On ne peut pas se satisfaire que les violences restent enfermées dans ce que l'on appelle en hébreu avec une jolie formule Shalom Baït, la paix au foyer, sous-entendu : « Ils trouveront à s'arranger ». Si on laisse faire ces violences intrafamiliales, on les cautionne. Les autorités religieuses ne sauraient s'exonérer de leur responsabilité dans ce domaine. J'estime que quand on marie quelqu'un, on a une responsabilité, en quelque sorte, de « service après-vente ».
On doit donc être capable d'aller voir les mariés en leur disant : « Je sais ce qui se passe et ce n'est pas admissible ». Il faut aller carrément trouver le mari et lui dire : « Ce n'est pas acceptable ».
Comment le faire ? Avec nos moyens religieux, en faisant ce que j'ai imposé à un rabbin dans une ville en province : interdire à un mari qui avait un comportement inadmissible de monter à la Torah et de compter dans le quorum des dix hommes pour l'office - il faut dix personnes pour faire un office, mais lui ne compte pas. Jusqu'à ce que la pression collective soit telle que personne n'imagine excuser le comportement de l'homme violent par des explications telles que « Il l'aime tellement », « Il va être privé de ses enfants »... Il n'y a pas d'excuses pour ces violences !
Certes, pourrait-on dire, rien n'est parfait, il n'y a pas une solution absolue. Ce que je sais de manière très claire en revanche, c'est que le silence, pour paraphraser le poète Yves Simon, est forcément complice ou coupable2(*).
Il est donc vraiment important que l'on parle aussi de ces violences au sein des religions - cela se fait à l'école rabbinique.
Je trouve important aussi de le rappeler avec force : jamais dans les religions, enfin en tout cas pas dans le judaïsme, on ne pourrait légitimer de quelque manière que ce soit une violence envers une femme ou un homme, et encore moins dans un couple, par une interprétation même erronée d'un texte. Cela n'existe pas, et c'est même l'inverse. Je pourrais vous trouver de nombreuses illustrations de cet interdit dans le Talmud, comme par exemple « Un homme doit honorer sa femme plus que lui-même », ou cette phrase, que j'aime particulièrement : « Dieu compte les larmes de chaque femme », et bien d'autres encore.
Pourquoi ? Parce que si, dans une famille, une maman est triste, elle transmet ce manque d'espérance à ses enfants. Tout ce qu'on construit avec cette violence, c'est une société sans espérance.
On ne se rend pas compte à quel point la violence peut tout détruire dans la société. C'est Moïse qui veut empêcher deux hommes de se battre, parce qu'il se dit : s'ils se battent, alors il n'y aura plus d'espérance, il n'y aura plus que la force, c'est la violence qui l'emportera.
Ce qui me paraît particulièrement intéressant, c'est le caractère extraordinairement précurseur du Talmud qui, rappelons-le, a deux mille ans ! Le traité Erouvin, page 100 B, nous renseigne : « Jamais un mari ne doit imposer à son épouse une relation sexuelle contre son gré ». Je ne peux m'empêcher de penser qu'il a fallu attendre près de deux mille ans pour que notre législation interdise clairement le viol conjugal. C'est dire à quel point, dans le judaïsme, le principe du respect de la personne est absolu et l'emporte sur toute autre considération.
Dès le Moyen Âge, un rabbin qui s'appelait Meïr de Rothenburg affirmait : « Aucune condition au monde ne saurait justifier qu'un époux se conduise violemment contre son épouse ». Mais mon professeur d'histoire me disait toujours : les règlements interdisent ce qui se fait. Si donc Meïr de Rothenburg éprouvait le besoin de rappeler cet interdit, c'est que ces violences existaient, et que certains les trouvaient normales... Comment est-ce possible ?
Il faut donc oser poser la question de l'inadéquation de certaines interprétations, sans jamais minorer le rôle des femmes en s'appuyant sur certaines interprétations des textes.
Il y a un verset terrible dans le Lévitique, chapitre 19 - très célèbre chapitre - qui dit : « Ne reste pas indifférent au sang de ton prochain ». Et peut-être que si on ferme les yeux - comme le dit Chantecler dans Le roman de Renart, « maudits soient les yeux fermés » - alors on a une part de responsabilité terrible dans ces violences.
Dans une phrase très belle, le Talmud dit : « C'est pour la vie que [le mariage] a été instauré, pas pour la souffrance ». Il est donc possible, si un mariage ne répond pas à cet impératif de vie, de choisir de rompre cette union.
Je voudrais en conclusion vous préciser deux choses.
Permettez-moi de revenir sur une interprétation assez incroyable de ce qu'on appelle la faute originelle. Qu'est-ce que la faute originelle ? Ève a tenté Adam, donc c'est la faute de femmes, et on a tout dit ! C'est tellement faux et tellement risible que je me sens autorisé, dans cette ancienne chapelle décorée du portrait de Saint Louis, à risquer une interprétation de ce texte, si mon ami le père Dominique m'y autorise.
Ce n'est pas Ève qui tente Adam : relisez bien les mots de la Bible. Dieu dit àAdam : de tous les arbres tu consommeras, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras pas. Or on s'aperçoit que quand le serpent vient tenter Ève, elle lui dit : on n'a le droit ni d'en manger, ni d'y toucher. Dieu n'a pas parlé de « toucher ». C'est Adam, infantilisant Ève, comme on le fait avec nos enfants, qui a interdit non seulement d'en manger, mais aussi d'y toucher. Le serpent, poussant Ève vers l'arbre, lui fait toucher le fruit : rien ne se produit. Et donc elle pense que puisqu'elle a touché le fruit sans que rien ne se passe, elle pourrait tout aussi bien le manger. Quand elle explique cela à Adam, il ne peut pas reconnaître qu'il l'a infantilisée. Ce n'est donc pas véritablement à la tentation exercée par Ève qu'il cède, mais il subit les conséquences de sa pulsion d'infantilisation.
Chaque fois que nous infantilisons quelqu'un, cela se retourne contre nous. Il faut donc rééquilibrer les pouvoirs, le partage de l'autorité parentale, la capacité à faire les choses ensemble dans une famille.
Si l'on travaille ensemble là-dessus, en s'appuyant sur nos textes - pour ceux qui croient - et s'appuyant sur nos valeurs humanistes - pour ceux qui espèrent en l'homme -, on pourra collectivement changer la société.
Péguy disait : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée »3(*). C'est finalement lui qui a toujours le dernier mot !
Je souhaite qu'on ne s'habitue jamais à cette violence.