Intervention de Cédric O

Commission des affaires économiques — Réunion du 22 janvier 2020 à 9h30
Audition de m. cédric o secrétaire d'état auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics chargé du numérique

Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics, chargé du numérique :

Merci, madame la présidente, le numérique suscite un grand intérêt au Sénat, comme en témoignent ses différents travaux.

Le numérique couvre aujourd'hui tous les champs de l'économie et de l'action gouvernementale. C'est l'une des deux grandes transformations, avec la transformation écologique, qui percute notre société. Je laisserai volontairement de côté un certain nombre de sujets, tels que la transformation numérique de l'État et des outils de l'État, pour me concentrer sur les politiques publiques dans le domaine du numérique.

Nous devons relever trois principaux défis.

Le premier est un défi de puissance et de souveraineté économiques. En termes géopolitiques, le monde se recentre quasi exclusivement autour de l'affrontement, technologique et commercial, entre les Américains et les Chinois. Pour une bonne partie du monde, ce qui se passe au Sud ou au Moyen-Orient est secondaire au regard des transformations très profondes qu'entraîne la compétition commerciale, économique et technologique entre les Américains et les Chinois. La capacité économique et technologique est essentielle en termes de puissance. Aujourd'hui, les grands acteurs du numérique américains et chinois sont des puissances d'influence qui, dans un monde transfrontière, ont une empreinte extrêmement forte sur les économies des pays occidentaux. Dans les secteurs critiques comme l'informatique, l'intelligence artificielle ou le calcul quantique, ce sont les premiers investisseurs mondiaux, bien avant les États. Une partie de la domination technologique américaine et chinoise est très liée à la puissance des GAFA - Google, Apple, Facebook et Amazon - et des BATX - Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

Dans ces conditions, force est de constater que l'Europe n'est pas au niveau, en particulier la France. Nous comptons de très grandes entreprises technologiques, puissantes et très performantes. Néanmoins, l'âge moyen des entreprises du CAC 40 en France est supérieur à 100 ans, quand celui de leurs homologues américains et chinois est inférieur à 20 ans. Il n'y a eu que deux introductions en Bourse technologiques de plus de 1 milliard d'euros en France depuis 1996 : Dassault Systèmes et Worldline. C'est révélateur.

Nous devons donc aider nos grandes entreprises à se transformer, même si cela relève d'abord de leur responsabilité, et créer en France et en Europe les conditions fiscales, réglementaires et d'investissement permettant l'émergence de nouveaux champions, nos propres Google et Facebook. Je suis persuadé que c'est possible, même si cela prendra quelques années.

C'est pour cette raison que la question des start-up est si importante pour le Gouvernement : c'est une question de souveraineté et d'emploi. Aux États-Unis aujourd'hui, entre un tiers et la moitié des créations nettes d'emplois sont le fait de start-up. En France, les start-up créeront 25 000 emplois en 2020, soit un emploi sur six. Les entreprises du programme « French Tech 120 » créent des emplois sur tout le territoire - il y a au moins deux entreprises par région - et sont devenues l'un des piliers de notre économie et de notre souveraineté. Le problème demeure leur croissance. La France est l'un des pays les plus performants et les plus dynamiques en la matière, même si elle reste encore en deçà des Anglais et des Allemands. En 2019, ce sont 5 milliards d'euros qui ont été investis dans les start-up, contre 3,5 milliards d'euros en 2018 et 2,5 milliards d'euros en 2017, soit un doublement en deux ans. Il faut toutefois avoir à l'esprit que les Américains investissent 100 milliards, les Chinois 80 milliards. Les investissements européens se situent autour de 30 ou 40 milliards d'euros. Beaucoup reste donc à faire pour que les start-up deviennent des entreprises de taille intermédiaire, puis des champions. C'est le sens de l'action du Gouvernement.

L'investissement aujourd'hui est d'abord privé. Une entreprise qui souhaite lever des fonds, plus de 100 millions d'euros, est aujourd'hui obligée de se tourner vers les investisseurs américains. Ce n'est pas en soi une mauvaise chose, mais pour que nous soyons souverains, il doit exister des options européennes. À cet effet, le Gouvernement a travaillé avec les investisseurs institutionnels français afin que 6 milliards d'euros supplémentaires d'argent privé soient investis dans cette économie. Il faut continuer à travailler à l'échelon européen pour investir dans les technologies critiques - intelligence artificielle, informatique quantique -, pour des raisons économiques, compte tenu de la vitesse des ruptures technologiques, et de souveraineté.

À titre d'exemple, on ne peut pas prétendre être une puissance de niveau mondial et défendre ses intérêts à l'étranger si les Américains et les Chinois, parce qu'ils ont été beaucoup plus rapides dans le calcul quantique, interceptent toutes nos communications et savent où se trouvent nos sous-marins, sans que l'on sache où sont les leurs. Tel est l'enjeu de cette technologie.

Des transformations de la logique européenne sont également nécessaires. Aujourd'hui, les Américains et les ménages américains sont surendettés. Leurs investissements sont financés par des emprunts provenant pour partie des économies des Européens, qui épargnent beaucoup et font des placements non risqués, souvent dans des obligations du Trésor américain. L'argent des Européens sert donc à financer la croissance des Américains ! Soit les Américains réussissent, il s'agit de bons investissements, et nous finançons leur supériorité technologique, soit ils se surendettent, et nous rencontrons un problème avec leur dette, et les épargnants européens ne seront pas remboursés. Tel est aujourd'hui, en résumé, l'état de l'économie mondiale.

Il faut que l'Europe investisse beaucoup plus dans ces technologies et qu'elle prenne conscience de la nécessité de préserver son indépendance technologique et économique. Les dernières annonces de la nouvelle présidente de la Commission européenne sont à cet égard très intéressantes.

Pour permettre à nos entreprises de grossir, nous devons créer à terme une sorte de Nasdaq européen.

La formation est également un problème. Aujourd'hui, la bataille pour la technologie mondiale est d'abord une bataille pour les talents. La tension sur le marché de l'emploi dans les start-up est extrêmement forte, il faut former plus de personnes. Si les entreprises technologiques françaises ont du mal à grandir, c'est avant tout parce qu'elles ont du mal à recruter, à tous les niveaux de compétence.

Enfin, nous faisons face à un problème de performance et de cohésion sociale, à savoir le manque de diversité de cet écosystème. Ce problème est mondial. Les seules personnes embauchées dans les start-up françaises ne peuvent pas être des mâles blancs de moins de 40 ans, issus des meilleures écoles françaises. Il faut également des femmes et une diversité sociale plus importante. À cet égard, le programme du Gouvernement le plus important en termes de budget est le French Tech Tremplin, qui vise à accroître la diversité.

Le deuxième défi important que nous devons relever est celui de la régulation. Nous avons vu émerger des acteurs d'une taille et d'une complexité technologique et juridique inconnues dans toute l'histoire de l'économie mondiale. Il est extrêmement compliqué pour les États de réguler ces acteurs transnationaux, dont l'ADN est américain ou chinois, pour des raisons technologiques et juridiques, et de s'assurer qu'ils respectent la loi. Les États doivent donc se mettre à niveau technologiquement et juridiquement.

Ces acteurs posent en outre tous des problèmes très différents. Leur empreinte sur nos économies et nos démocraties est extrêmement problématique et appelle une réponse systémique. La France considère que certains acteurs sont devenus systémiques ou structurants et qu'ils doivent donc se voir appliquer un certain nombre de règles spécifiques, à l'instar de ce qui a été fait pour les banques systémiques. Ces règles pourraient porter sur l'interopérabilité ou la régulation d'infrastructures devenues essentielles. Un contrôle extrêmement fort des acquisitions pourrait être instauré pour éviter les acquisitions tueuses et développer l'innovation, car nous sommes aujourd'hui dans une situation de quasi-oligopole, mais aussi pour des raisons démocratiques. Il est difficile de continuer à considérer qu'un seul réseau social rassemblant 1,6 milliard de personnes, dont 40 millions de Français, est un acteur privé devant être régi par ses propres règles. Ce réseau est devenu une agora essentielle à la démocratie française.

Nous souhaitons que cette régulation systémique soit inscrite à l'agenda de la nouvelle Commission européenne - les commissaires Breton et Vestager sont très investis sur ces sujets -, et ce pour deux raisons. La première est que l'échelon européen est le bon pour instaurer une telle régulation, la seconde est que, instruits par notre expérience sur la taxe « GAFA », cette régulation pourrait être perçue comme étant si agressive pour les Américains qu'elle appellerait une réaction de leur part. Aussi est-il indispensable que les Européens soient unis sur le sujet. Je ne m'attarde pas sur la taxe, qui est un sujet économique et politique essentiel, sur lequel Bruno Lemaire s'est beaucoup mobilisé.

Globalement, une mise à jour de l'action publique est indispensable, sans quoi c'est sa pertinence qui pourrait être remise en cause.

Le troisième défi est celui de l'inclusion numérique, de la lutte contre l'illectronisme. Les sujets que je viens d'évoquer sont essentiels pour la France, mais ils ne peuvent être compris par nos concitoyens s'ils ne vivent le numérique que comme un facteur d'exclusion. Et je ne parle pas que des réseaux. À cet égard, je précise que le Gouvernement a souhaité différencier la question des réseaux de celle des usages. Julien Denormandie est responsable du déploiement de la fibre, Agnès Pannier-Runacher du déploiement du réseau mobile. Pour ma part, je suis responsable du déploiement des usages.

Traditionnellement, l'État a abordé la fracture numérique uniquement par la question des tuyaux, qui est certes essentielle. Or il ne suffit pas d'avoir le réseau et la fibre pour savoir se servir d'internet. Aujourd'hui, 13 millions de nos concitoyens, et pas uniquement des personnes âgées, estiment qu'ils n'ont aucune compétence numérique. Les jeunes aussi sont concernés. Ils savent utiliser Snapchat ou Instagram, mais sont incapables d'envoyer leur CV lorsqu'ils postulent à un emploi ou de remplir leur déclaration d'impôts en ligne. Nous ne pouvons pas laisser une partie des Français de côté. Nous devons permettre à ceux qui ne maîtrisent pas les outils numériques d'accéder, par exemple, aux services publics, soit en faisant les choses à leur place, soit en mettant en place des solutions qui ne soient pas numériques, en prévoyant par exemple un numéro de téléphone. Nous pouvons également former les 6 ou 7 millions de Français qui demandent à comprendre le numérique et à apprendre, par exemple, à créer une adresse e-mail ou à déclarer leurs impôts en ligne. À cet égard, des conventions ont été signées avec quarante-huit collectivités sur l'ensemble du territoire.

Nous devons changer notre approche de la dématérialisation des services publics. Nous sommes probablement allés un peu vite dans ce domaine, en oubliant une partie des usagers. C'est une priorité pour 2020, le numérique au quotidien et pour tous étant un chantier important pour le Président de la République.

D'autres questions se posent également, qu'il s'agisse de la parentalité à l'heure des écrans, des données sur les réseaux sociaux ou de la propagation de fausses informations sur internet. Il s'agit de donner aux Français la capacité d'être acteurs de ce monde qui évolue extrêmement vite et de ne pas le subir, le risque sinon étant de connaître de nouveaux mouvements sociaux. Le numérique n'est pas le seul responsable du mouvement des « gilets jaunes », bien sûr, mais force est de reconnaître qu'il pose des problèmes à une partie de nos concitoyens au quotidien, qui le vivent comme un facteur d'exclusion.

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