Votre audition est la première d'un cycle consacré à un état des lieux, aussi complet que possible, de l'opération Barkhane. Ce cycle nous conduira à entendre à la fois des représentants de l'état-major des armées - et en particulier le général Lecointre - et les ministres de la défense et des affaires étrangères, mais aussi, afin d'ouvrir la réflexion, des chercheurs, dont certains peuvent avoir une vision plus critique de cette opération, comme on le voit dans la presse. Il nous semble en effet important que la représentation nationale puisse aller au fond des choses et ainsi appréhender précisément toute la complexité de la situation.
Le fil conducteur de ce cycle d'audition sera une triple interrogation.
D'abord, quelles sont nos options stratégiques ? Le Président de la République a annoncé à Pau la création d'une coalition Sahel devant permettre à la fois une synergie des forces déjà présentes sur le terrain, un appui international, et notamment européen, plus marqué, avec notamment les forces spéciales, et un redéploiement pour concentrer les efforts sur les régions frontalières clefs. Que peut-on attendre d'un tel sursaut stratégique, sachant que l'allié américain, qui nous apportait un soutien précieux sur le plan logistique et par ses drones, semble de son côté sur le point de réduire sa présence ? En complément de cette internationalisation, ne faudrait-il pas aussi accorder plus d'importance à la dimension locale de l'ennemi que nous combattons ?
En second lieu, si la crédibilité opérationnelle de Barkhane n'est plus à démontrer et si elle peut faire état de nombreux succès tactiques, il est clair que seule une solution politique peut tarir la source du problème. La clef de l'avenir du Sahel est entre les mains des gouvernements du Mali, du Burkina Faso, du Niger ou encore du Tchad, ainsi que des autres acteurs politiques de la région, dont l'Algérie. Vient alors immédiatement la question qui fâche : quels progrès ont été effectués dans ce domaine ? J'irai plus loin : n'y a-t-il pas de la part de ces acteurs une forme de préférence pour le statu quo, et pour que la France continue à jouer son rôle, quitte à l'insulter, comme nous l'avons constaté ici même récemment ? Le cas échéant, que faire pour les inciter à bouger ou pour rendre ce statu quo moins confortable ?
Enfin, les militaires insistent eux-mêmes depuis des années sur le rôle clef du développement pour stabiliser la région. Pour autant, la formule d'un processus de développement dont le tempo serait coordonné avec les avancées militaires et diplomatiques n'a pas encore été découverte. Faut-il changer de logiciel, ou bien ces efforts finiront-ils par aboutir ? Nous aurons bientôt un débat sur la loi relative à la coopération et au développement, et notamment sur le rôle de l'AFD, que certains critiquent.
Général d'armée (2S) Didier Castres, ancien sous-chef opérations à l `état-major des armées. - Merci pour votre invitation. J'en suis honoré, et éprouve beaucoup de plaisir à être aujourd'hui parmi vous, à un double titre. D'abord, parce que l'opération Serval est probablement unique en son genre, au moins depuis une cinquantaine d'années, tant par les risques pris, les défis logistiques à surmonter, que par sa vitesse d'exécution et les résultats obtenus. Ensuite, parce qu'après les deux années pendant lesquelles j'ai été chef du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) et les cinq années où j'ai été sous-chef d'état-major opérations, j'ai muri quelques réflexions sur la gestion de crise en général et en m'appuyant également sur ce que j'ai vu au Sahel, que je souhaite partager avec vous.
Je répondrai bien évidemment à toutes vos questions, avec trois précautions oratoires. La première est que je suis moins au fait de la situation que je ne l'étais entre 2012 et 2016. Il est toujours dramatique de quitter des fonctions où l'on se croyait indispensable, et de constater que le monde continue à tourner sans vous... !
Nous partageons tous ce sentiment !
Général Didier Castres. - Je ne pourrai donc pas toujours répondre à vos questions avec toute la précision que j'aurais souhaitée.
Deuxièmement, dans les interrogations que vous pouvez avoir sur l'évolution de la situation, je porte probablement une part de responsabilité, que j'assume, au titre des décisions que j'ai prises ou que je n'ai pas prises lorsque j'étais en fonction. Enfin, pour connaître la complexité de cette crise et pour avoir été en mon temps parfois violemment critiqué pour les décisions que je prenais, je prendrai garde de ne pas avoir un jugement trop tranché sur la stratégie actuellement mise en oeuvre ; d'autant que ceux qui tentent aujourd'hui d'apporter une solution à la crise sahélienne en ont hérité et ne l'ont pas choisie.
Pour en revenir de façon générale à la gestion de crise, je souhaite évoquer ce que j'ai baptisé les cinq péchés capitaux dont nous devons nous prémunir dès lors que nous décidons de nous atteler à la résolution d'une crise. Et quand je dis « nous », il s'agit d'un nous collectif incluant toutes les administrations, toutes les corporations au niveau national et international.
Le premier de ces péchés capitaux, c'est le syndrome du prêt-à-porter, qui consiste à plaquer sur les crises, quelles qu'elles soient, où qu'elles surviennent et qui qu'elles concernent, des solutions toutes faites, le plus souvent importées de crises passées, qu'elles aient été d'ailleurs résolues ou non par ce truchement. Nous avons tendance à vouloir agir en Libye comme en Somalie, en Centrafrique comme au Mali, au Yémen comme en Irak. Cela revient à accréditer l'idée selon laquelle les crises seraient des modèles mathématiques quasiment orthonormés. Or, les crises sont des organismes vivants, chacune à un biotope différent, chacune puise ses racines dans une histoire qui lui est propre. Nous devons donc nous garder de leur appliquer du prêt-à-penser idéologique et diplomatique : intervention de la force armée pour arrêter ou limiter les combats, départ du prétendu dictateur, élections démocratiques, mission de formation des forces de défense et de sécurité par l'Union européenne, déploiement d'une mission des Nations Unies, saupoudrage d'un peu d'aide au développement, et séminaires des bailleurs pour solde de tout compte....
En fait, faire du sur-mesure suppose que nous prenions le temps de comprendre la crise et de l'apprendre dans sa complexité historique, politique et sociétale avant de chercher à lui appliquer un protocole médical importé, qui est d'ailleurs souvent une pax alba, ou paix des Blancs, c'est-à-dire une simple transposition de nos propres modèles.
Quelle compréhension avais-je de l'histoire du Mali, de son organisation économique, ethnique, sociale, de l'histoire des peuples qui y vivent, quand nous avons déclenché l'opération ? Que savais-je des Daoussaks, des Peuls, des Idnanes et des Chamananas ? Rien : j'ai appris tout cela en marchant. Frédéric le Grand disait que la connaissance du pays où l'on doit mener sa guerre est la base de toute stratégie. Or, sous l'effet des réductions d'effectifs, des carrières alternées, nous avons perdu cette expertise, et les administrations peinent, ou rechignent, à aller la chercher là où elle est, c'est-à-dire chez les universitaires, les chercheurs, dans les think tanks et les ONG.
Notre deuxième erreur est une sorte de fascination militaro-sécuritaire, qui nous conduit à n'observer une crise et à ne mesurer son évolution que l'oeil rivé sur le microscope de l'action militaire. Or, si le recours à la force armée permet de rééquilibrer les rapports de forces, de limiter l'acmé d'une crise, d'interrompre des combats, d'en affaiblir les protagonistes, elle ne permet jamais de résoudre une crise. Les embrasements de violence ne sont jamais la cause des crises mais leur conséquence. Il faut donc agir sur tous les leviers qui sont à l'origine et qui alimentent ces crises, sans se laisser obséder par l'unique action militaire, et sans juger de l'évolution de la crise sur la base des seuls indicateurs opérationnels, toujours insuffisants et parcellaires, que sont les fameux metrics à l'américaine. Que tirons-nous comme conclusion, par exemple, du fait que la coalition anti Daech ait largué 100 000 bombes depuis 2013, c'est-à-dire 25 000 tonnes, soit plus de six fois le volume de bombes déversées sur Dresde en février 1945 ? Quelles conclusions tirons-nous du fait que Barkhane ait éliminé 700 terroristes depuis 2015 ? Aucune. Ces critères exclusivement militaires ne sont pas suffisants. En réalité, le début de la gestion de crise commence après l'action militaire initiale. Or, la plupart du temps, nous avons tous, journalistes, diplomates, politiques, opinion publique les yeux rivés sur cette action initiale et nous nous désintéressons de la suite.
Le troisième péché est celui de ne pas connaître, dans la grammaire des crises, la règle de « l'inconcordance des temps ». Le temps de la résolution des crises diffère du temps médiatique, du temps militaire, du temps politique, du temps diplomatique et du temps du développement. Souvent, nous prenons insuffisamment en compte les délais qu'exige la résolution d'une crise, dès lors que les populations concernées s'y entredéchirent. Ce temps ne se mesure ni avec un chronomètre, ni avec un sablier, ni même avec un calendrier des saisons mais presqu'à coups de décades, et souvent pour des résultats mitigés : plus de vingt ans au Kosovo, dix-sept ans pour l'Irak, dix-neuf ans pour l'Afghanistan, et déjà sept ans au Sahel. Ces durées sont aussi à traduire en mandats présidentiels : un président qui décide d'intervenir dans une crise en transmettra la gestion à son successeur.
À titre d'exemple supplémentaire, qui doit nous inciter à la patience, à la prudence et à la constance stratégique, je garde toujours à l'esprit la date du premier attentat revendiqué par Al-Qaeda : c'était en décembre 1992, au Movenpick Hotel d'Aden, au Yémen. Vingt-sept ans plus tard, Al-Qaeda se porte, hélas, toujours bien ! Le temps n'est donc pas compressible, et la cicatrisation des plaies qui ont déchiré les populations entre elles est lente. Quand nous nous engageons dans la résolution d'une crise, nous devons d'emblée intégrer la dimension temps et élaborer une stratégie de moyen ou long terme, résiliente sur les plans financier et capacitaire.
Le quatrième péché capital est de considérer les crises que l'on voit émerger un peu partout dans le monde, et singulièrement celles liées à la question de l'extrémisme violent, comme des phénomènes cloisonnés géographiquement - Libye, Sahel, Asie, Levant - et de penser qu'en les résolvant successivement, nous apporterons une solution à la crise globale. C'est là aussi une forme de sophisme ou d'autisme, car chaque crise interagit sur l'autre. Le centre de gravité de chaque crise est susceptible de migrer géographiquement dans l'espace physique ou immatériel et de muter génétiquement, chaque cellule étant en contact avec les autres. Il n'est d'ailleurs pas improbable que des chefs, des combattants et des technologies en provenance du Proche-Orient aient rallié le Sahel en transitant par la Libye. Nous ne devons donc pas considérer ces phénomènes comme une somme de crises mais bien comme un système de crises. Et donc, il faut tenter d'y apporter une réponse systémique, globale et englobante. Au risque, le cas échéant, de se lancer dans une interminable partie de cache-cache avec nos adversaires ou encore de se retrouver brutalement face à un phénomène qui serait devenu hors de portée.
Le cinquième et dernier des péchés capitaux que nous avons tendance à commettre est d'agir le plus souvent sous le coup de l'émotion, sous la pression des médias et de l'opinion publique et dans la précipitation, dans une forme de dérationalisation des décisions politiques - de préférer apporter à une crise une réponse médiatique plus qu'un effet stratégique... L'exemple à la fois le plus triste et le plus caricatural est celui incarné, en 2015 par cet enfant syrien, le petit Ilhan, retrouvé mort noyé, échoué sur une plage. Nous avons créé, dans l'émotion la plus forte et quasiment le jour même, une opération maritime européenne, l'opération Sophia. Mais au drame que vivent ces migrants, nous avons répondu par la formation des garde-côtes libyens et, un an plus tard, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait 5 000 migrants noyés dans la Méditerranée. Nous faisons rarement de bons choix avec un oeil rivé sur les horreurs diffusées par les chaînes d'information permanentes et l'autre sur les sondages de popularité.
Bref, nous devons être lucides et réalistes sur nos capacités de toute nature à agir sur une crise et en infléchir l'issue. En Afghanistan, nous pesions 2,5 % de la coalition. En Syrie et en Irak, 2,5 % des frappes. Parfois, faute de pouvoir atteindre l'idéal, il faut savoir se contenter d'éviter le pire. Nous devons faire preuve de plus de pragmatisme dans les objectifs que nous nous fixons. Nous avons parfois tendance à croire que tout pays dans lequel nous intervenons a vocation à se transformer en un canton suisse, sous notre impulsion... Par ailleurs, il nous faut montrer de la constance et de la patience stratégique pour que nos plans produisent leurs effets. Enfin, nous devons développer une forme de résilience nationale pour en supporter l'effort. Tout cela pose la question, évoquée autrefois par M. Védrine, de savoir si diplomatie et stratégie sont encore compatibles avec nos démocraties d'opinions.
Merci pour ces propos décapants !