Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 janvier 2020 à 9h30
Bilan et perspectives de l'opération barkhane — Audition du général d'armée 2s didier castres ancien sous-chef opérations à l'état-major des armées

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Je rappelle aux représentants du ministère et aux collaborateurs des sénateurs qu'ils sont tenus aux mêmes règles de confidentialité que les sénateurs.

Général Didier Castres. - la plupart des questions que vous me posez sont, en partie, de nature politique ; ce qui risque de me faire sortir de mon seul avis de praticien.

Pour commencer, je pourrai résumer une partie de vos questions par celle-là : « si nous savons bien comment nous impliquer dans la résolution d'une crise, comment fait-on pour s'en désengager ? ». Pour prendre une image un peu simpliste, je dirai qu'une crise est comme une autoroute : une fois que nous l'avons empruntée, nous ne pouvons la quitter qu'avec des bretelles de sortie. En l'espèce, nous disposions probablement de deux options : la première après avoir conduit les opérations de dislocation d'AQMI dans l'adrar des ifoghas. Nous aurions pu considérer que Bamako et l'État malien n'était plus menacé et nous désengager tout en conservant un dispositif léger de réassurance au profit des forces maliennes et des forces internationales. La deuxième en juillet 2013, après le succès des élections présidentielles. Ce ne sont pas les choix que nous avons faits et désormais, à défaut d'avoir sous les yeux une bretelle évidente, il nous revient de construire une nouvelle bretelle de sortie.

Concernant l'efficacité des armées locales, il est incontestable que nous les formons depuis les indépendances et qu'elles connaissent de très sévères revers, face à des combattants qui, eux, n'ont pas été formés au sens où nous l'entendons. Je crois qu'il y a au moins deux raisons à cela. La première est quasiment historique : après les indépendances, des armées fortes représentaient une menace pour les pouvoirs en place qui donc ne faisaient pas d'efforts vis-à-vis des leurs armées et se contentaient d'une garde prérorienne. La seconde est qu'en l'absence de menaces globales et de guerre à proprement parler, le métier militaire est devenu dans beaucoup de pays, plus une rente de situation qu'une vocation. Le réveil est donc brutal et le retard à combler, important.

Mais ce n'est pas simplement un problème d'équipement comme nous l'entendons souvent, car les gens contre lesquels ils combattent sont équipés avec de l'armement élémentaire et rudimentaire. En revanche, c'est probablement une question de formation. La mission EUTM qui forme les bataillons maliens transpose et impose des modèles européens aux Forces armées maliennes dont je doute qu'ils soient adaptés à la situation locale.

Tout cela ne suffit pourtant pas à expliquer de tels revers. Il y a désormais un problème de confiance de ses soldats dans leurs chefs, dans les dispositifs qu'ils adoptent, dans leurs décisions et dans leur capacité à résister à des assauts de 100 à 200 combattants adverses.

En janvier 2013, lorsque les forces spéciales arrivent à Kona, elles rencontrent une l'arrière-garde d'une armée en débandade qui est en train de se replier vers Bamako. Un jeune capitaine des forces spéciales parvient à rassembler quelques soldats maliens, à les galvaniser et à repartir au combat. Ils arrivent d'ailleurs à bloquer l'avancée des troupes djihadistes jusqu'à l'arrivée de nos avions de chasse. J'atteste qu'ils se sont battus vaillamment. Une des solutions pour rendre les forces maliennes plus efficaces est donc l'accompagnement au combat. C'est, je crois, le projet de la force Takuba.

Mais si nous arrivions à inverser la tendance avec 200 ou 300 forces spéciales européennes, cela ne manquerait pas d'interroger sur l'efficacité des forces françaises. Par ailleurs, je souhaite un plein succès à cette initiative dont d'expérience je sais qu'elle sera longue à mettre en oeuvre. La rendre pleinement opérationnelle d'ici l'été me semble très ambitieux.

Vous m'avez également interrogé sur les conséquences d'un possible retrait du soutien américain. D'évidence, la fin de ce soutien dans les domaines du transport stratégique, du renseignement, du ravitaillement en vol nous conduira à revoir la cadence de nos opérations, leur durée et probablement aussi leurs coûts mais ce ne sera pas la fin de Barkhane pour autant. Nous disposons de nos propres drones, de ravitailleurs et d'A 400.

Mais si tel était le cas, essayons de faire de cette décision un levier pour impliquer nos partenaires européens dans cette lutte contre le terrorisme. Pour des raisons qui tiennent autant de la politique que de l'histoire, les Européens sont toujours réticents à déployer des hommes au sol pour résoudre une crise. En revanche, ils hésitent moins à fournir des capacités de deuxième échelon dès lors qu'elles ne sont pas impliquées directement dans le brouillard du champ de bataille.

Pour en revenir aux armées maliennes, nous ne devons pas écarter l'hypothèse d'un délitement brutal de l'armée malienne, à l'instar de ce qui s'est déjà passé à la fin de l'année 2012 et au début de l'année 2013. Et cet effondrement serait avant tout le résultat d'une perte de confiance des armées en elles-mêmes. Aussi, pour renforcer la combativité et la cohésion de ces forces armées, nous pourrions activer trois leviers. D'abord et cela me paraît capital, les forces armées maliennes doivent remporter une grande victoire sur le terrain, une victoire qu'elles revendiqueront comme la leur, même si Barkhane aura été mis à contribution pour y parvenir. Ensuite, nous devons étudier comment nous pourrions garantir aux unités maliennes isolées de voir arriver très rapidement en cas d'attaque des moyens d'intervention pour casser le momemtum ennemi. Dans le prolongement des annonces du Président de la République à Pau, une coalition européenne regroupant avions de chasse, hélicoptères d'attaque, moyens de renseignement serait probablement un « game changer » au Sahel. Enfin et sans en connaître toutes les difficultés techniques, je me demande si nous ne pourrions pas former des GPS officer comme cela a été fait en Irak et en Syrie et dont le rôle serait de guider l'engagement des avions.

Vous m'avez également posé une question sur les « dites » stratégies « Lecointre » et « Saint-Quentin ». Je suis étonné de cette question. A l'EMA et dans la chaîne des opérations, il n'y a qu'une stratégie : celle du chef d'état-major des armées qui, au titre du code de la défense est le commandant des opérations militaires. Mais, dans cette stratégie unique, les forces spéciales ont évidemment une plus-value incontestable que j'ai constatée sur tous les théâtres d'opérations : légèreté de leur empreinte, polyvalence, réversibilité de leur engagement, capacité d'intégration, système de commandement. Leur force réside dans leur fluidité tandis que celle des forces conventionnelles réside dans leur puissance et leur densité. Mais ces dernières sont plus difficiles à désengager et sont plus prévisibles.

Le surge de 200 hommes annoncé par le Président de la République va-t-il changer la donne ? Je ne crois pas que cette décision s'inscrive dans ce champ-là. Cette annonce a, à mon sens, essentiellement une valeur symbolique et diplomatique plus qu'opérationnelle. Elle manifeste à tous nos partenaires qu'en contrepartie des efforts que nous leur demandons, nous aussi faisons un effort. Pour autant, la conjugaison d'une concentration des efforts de Barkhane, de ceux de la force du G5 et de ce renforcement dans la zone des trois frontières produira des effets.

Et si nous retirions nos forces ? Je discutais de cette option avec un directeur du ministère de l'Europe et des affaires étrangères bien au fait de la situation. Il estimait que la présence de Barkhane et l'action de la France au Mali et plus largement au Sahel était la clé de voute et sous-tendait toute l'action internationale dans la zone. En cas de départ des Français, il prédisait une prise de contrôle rapide du Mali par les djihadistes et une extension de leur mainmise jusqu'aux pays du golfe de Guinée. Ce qui, là-aussi, pose la question de savoir pourquoi nous nous sentons aussi seuls face à de telles perspectives.

J'en viens à la question des Russes. Doit-on les associer à la recherche d'une solution à la crise au Sahel ? Il y a un peu plus d'une dizaine d'années, l'Union européenne a décidé d'une opération au Tchad et en Centrafrique, EUFOR< Tchad-RCA, pour protéger les réfugiés fuyant les exactions et la famine qu'ils subissaient au Soudan. Le général Bentégeat qui était alors le président du comité militaire de l'Union européenne avait associé des Russes à cette opération. Il vante leur interopérabilité et leur efficacité opérationnelle. Il s'agissait toutefois de soldats réguliers de l'armée russe, et non de mercenaires du groupe Wagner. Dans le champ opérationnel, je ne vois pas ce qui s'opposerait à la participation de soldats de l'armée russe à nos opérations.

Nous avons désormais l'habitude de dire que la solution aux crises repose sur la mise en oeuvre d'une approche globale. Mais nous réduisons souvent cette approche globale au diptyque Sécurité - Développement. Or, je pense que la clé est aussi dans l'amélioration de la gouvernance. Mais est-il possible pour l'ancien colonisateur d'intervenir dans ce domaine au risque d'être accusé de néocolonialisme... ?

A système de crises et non somme de crises, je vous parlais d'une réponse système. Intellectuellement, cette réponse système repose sur 4 actions : cloisonner les zones touchées par l'extrémisme violent pour éviter qu'elles ne se développent et se renforcent en mettant en place des embargos ; soutenir les forces locales régulières ou pas qui ont démontré la volonté de les combattre ; former et accompagner des unités spécialisées dans la lutte contre l'extrémisme violent ; renforcer la protection des intérêts français. Mais cette stratégie n'est plus à la portée d'aucune administration ni d'aucun pays seul, que ce soit sur le plan militaire, financier ou même politique. Toutes ces crises montrent que nous sommes entrés dans la période de l'inter : de l'interministériel, de l'interagence et de l'international. Les stratégies globales nécessitent une coordination, ce qui suppose déjà une perception commune des problèmes. Or je ne suis pas sûr que nous ayons réussi à convaincre nos partenaires européens de la dangerosité de ce qui se passe actuellement au Sahel.

Faut-il croire au G5 Sahel ? Que pensez-vous de la Minusma, qui représente un budget considérable et accuse de lourdes pertes ?

Général Didier Castres. - Dans la précipitation médiatique que j'ai évoquée, nous nous sommes empressés de déclarer opérationnelle la force du G5 Sahel quasiment le jour même de sa naissance... !. Or, ne serait-ce que la professionnalisation de l'armée de terre française a pris dix ou quinze ans. Comment croire que cette force réunissant des contingents de différents pays pourrait être aussi rapidement intégrée. Il y a bien sur l'interopérabilité technique mais elle est finalement la plus facile à mettre en oeuvre. Il y a l'interopérabilité culturelle car chaque soldat combat d'une façon qui est le produit de son histoire nationale. Et c'est ce qui prend le plus de temps. Par ailleurs, sur le plan capacitaire, il est nécessaire d'avoir de la visibilité pour construire un modèle de force, or je ne crois pas que les promesses de fonds aient toutes été honorées et rendues disponibles et encore moins pluri annualisées. Il faut consacrer plus d'efforts et de minutie à cette force du G 5 Sahel. Je crois que les décisions qui ont été prises à Pau - la formation d'une coalition et la concentration des forces dans la région des trois frontières - sont porteuses de progrès dans ce domaine.

S'agissant des Nations Unies, nous faisons de façon récurrente le même constat. Faible efficacité opérationnelle rapportée à son coût et c'est probablement juste. Au fil du temps, les opérations des Nations-Unies soit deviennent un problème en soi, soit deviennent transparentes. À cela deux raisons, une philosophie onusienne qui est le maintien de la paix et donc il faut une paix existante et pas l'imposition de la paix. La deuxième, c'est d'observer quels sont les pays disposant d'armées modernes qui sont contributeurs de troupes aux opérations de maintien de la paix...

Je vous remercie, mon général, pour ces propos directs et éclairants. Si le Président de la République vous convoquait aujourd'hui pour vous demander conseil, que lui diriez-vous ?

Général Didier Castres. - Je lui dirais que beaucoup de choses ont été essayées. Qu'il reste probablement une option qui pourrait inverser la tendance mais qu'elle présente probablement plus de risques pour nos forces : c'est ce que l'on appelle le partenariat militaire opérationnel, en d'autres termes et dans le langage d'autres théâtres, les OMLT (Operational Mentoring Liaison team). C'est un risque opérationnel important, mais cela permettrait d'inverser la donne, du moins la donne psychologique. Je comprends que c'est la direction que nous allons emprunter.

La réunion est close à 11 h 25.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion