Intervention de Rémy Heitz

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 29 janvier 2020 à 9h35
Nouveau code de la justice pénale des mineurs — Audition de M. Rémy Heitz procureur de la république près le tribunal judiciaire de paris et de Mme Aude Groualle vice-procureure cheffe de la section des mineurs au parquet de paris

Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris :

Avant d'entrer dans le vif du sujet et d'évoquer le nouveau code de la justice pénale des mineurs, je souhaite vous donner un aperçu de la situation connue à Paris, qui est à cet égard très spécifique : on ne la retrouve dans aucun autre ressort en France, pas même dans les départements périphériques.

Cette spécificité tient beaucoup à la présence d'un nombre très important, en hausse considérable, de mineurs non accompagnés à l'origine d'une délinquance acquisitive, de voie publique, particulièrement importante. Il s'agit aujourd'hui, dans l'exercice de mes fonctions, de l'un de mes sujets de préoccupation majeurs.

En l'espace de quelques années, entre 2015 et 2019, le nombre de ces mineurs non accompagnés déférés au parquet est passé de 1 500 à 3 000. Ils viennent de différents horizons, des pays de l'Est ou d'Afrique du Nord - Maroc, Algérie - notamment. Face à ces mineurs, qui sont souvent des multirécidivistes, l'intervention policière et judiciaire se heurte à une forme d'impuissance. Certains sont déférés plusieurs fois par semaine au parquet ; j'ai vu des mineurs dont la garde à vue était levée en début de week-end et qui étaient interpellés de nouveau avant le début de la semaine suivante.

Ces mineurs jouissent d'un sentiment d'impunité extrêmement fort, pour autant, d'ailleurs, qu'ils soient mineurs - la différence est souvent notable entre l'âge déclaré et l'apparence physique du jeune déféré à la justice. La section des mineurs du parquet de Paris gère une masse et un flux considérables : plus de 40 000 appels par jour, plus de 13 000 gardes à vue, 4 333 mineurs déférés en 2019, chiffre en très nette augmentation - il a doublé en moins de cinq ans -, dont 68 % de mineurs non accompagnés. Cette situation est très préoccupante ; elle ne se retrouve pas dans les autres départements. J'ai moi-même exercé au tribunal de grande instance de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, dont le tribunal des enfants est, avec celui de Paris, l'un des plus importants de France ; les mineurs délinquants y vivent certes parfois, mais les actes de délinquance sont le plus souvent commis au centre de Paris, là où se trouve la richesse.

Voilà pour le panorama. Nos réponses éducatives ne sont absolument pas adaptées à cette catégorie de mineurs ; ceux-ci sont déférés au parquet, mais très rarement placés en détention provisoire. Les juges pour enfants recourent peu à cette mesure, d'autant que les mineurs sont souvent interpellés pour des atteintes aux biens, pas pour des actes d'une très grande gravité - la gravité réside dans la multirécidive. Ils reviennent inlassablement, et ce n'est souvent qu'à la dixième infraction qu'ils sont enfin incarcérés et placés en détention provisoire. D'où un sentiment, je l'ai dit, d'impuissance, d'inefficacité et d'inutilité, partagé par tous les acteurs de la protection de l'enfance, et auquel nous comptons remédier avec le nouveau président du tribunal judiciaire de Paris.

Le parquet de Paris traite donc un flux considérable de mineurs délinquants ; il est doté d'une section spécialisée, dont la cheffe est à mes côtés, dotée de 11 magistrats et de 23 fonctionnaires - des moyens assez satisfaisants, donc, que j'ai renforcés dès mon arrivée.

Venons-en à la réforme. Si j'ai insisté sur les mineurs non accompagnés, un travail très efficace peut être effectué en direction d'autres mineurs, au titre de la protection de l'enfance ou dans le cadre d'une réponse pénale.

Nous sommes assez favorables aux dispositions du nouveau code de la justice pénale des mineurs. L'ordonnance de 1945 a subi de très nombreuses réformes qui l'ont rendue peu lisible. Elle comporte des dispositions éparpillées, et nous avons en permanence à jongler entre le code pénal, le code de procédure pénale et l'ordonnance de 1945 dans le cadre de la justice pénale des mineurs. Le nouveau code répond à ce souci de lisibilité ; la réforme permettra une nette amélioration de l'outil législatif à la disposition des professionnels.

Par ailleurs, ce code de la justice pénale des mineurs prévoit, grande nouveauté, une procédure de césure qui clarifie le rôle respectif des différents acteurs, avec d'abord une audience sur la culpabilité suivie d'un travail éducatif, puis une audience sur la peine.

Ce code place le parquet au coeur du dispositif : c'est le procureur de la République qui orientera la procédure vers la voie qui lui paraît la plus opportune : procédure de droit commun, avec la césure, ou, éventuellement, audience unique au cours de laquelle seront traitées à la fois la question de la culpabilité et celle de la peine prononcée ; audience de cabinet ou audience devant le tribunal pour enfants.

Auparavant, c'est le juge des enfants qui, étant saisi, faisait le choix d'une orientation vers une audience de cabinet ou vers le tribunal pour enfants. Désormais, c'est le parquet qui est maître de l'orientation de la procédure, ce qui va se traduire par une augmentation très forte des charges pour les parquets - actuellement, lorsqu'un mineur est dit « déféré au parquet », le parquet, concrètement, ne voit jamais ce mineur : c'est le juge des enfants qui le reçoit. Demain, c'est bien le parquet qui recevra le mineur et décidera - je l'ai dit - de l'orientation soit vers la césure soit, dans les cas où les conditions sont remplies, vers une audience unique qui permettra de statuer à la fois sur la culpabilité et sur la peine ou la mesure éducative.

Ce texte, donc, simplifie et clarifie, pour autant que les moyens associés nous soient alloués. Aujourd'hui, nous ne serions pas en mesure, à effectifs constants, d'assumer une telle réforme, qui va nécessiter des moyens supplémentaires, notamment pour la période transitoire. Il faudra que la situation des tribunaux pour enfants soit à jour au moment où nous basculerons dans le nouveau système. De ce point de vue, il faut bien dire que le mouvement de grève des avocats obère une situation déjà fragile, puisqu'un mineur ne peut pas être jugé en l'absence d'un avocat : depuis plus d'un mois, les tribunaux pour enfants tournent à vide ; leur fonctionnement est paralysé, du moins à Paris.

Situation compliquée, donc ; nous avons demandé des moyens pour faire face à cette période transitoire : au moins un magistrat du parquet et un juge des enfants supplémentaires. Ces moyens devraient nous être alloués par la cour d'appel.

S'agissant de la nouvelle procédure de jugement, la difficulté est toujours la même concernant les mineurs non accompagnés. Nous ferons très probablement, pour ces mineurs, le choix de l'audience unique - le mécanisme de la césure, avec ses deux phases, paraît assez vain pour des jeunes qui sont rétifs à toute prise en charge éducative et qui risquent d'échapper au système. Nous aurons donc probablement recours à la procédure de l'audience unique. Mais cette audience doit se tenir dans un délai minimal de dix jours ; nous craignons donc que les mineurs ne comparaissent tout simplement pas.

Autre sujet de préoccupation : le code de la justice pénale des mineurs prévoit que l'audience unique ne peut être mise en place qu'en cas d'antécédents, notamment éducatifs, avec des seuils de peines encourues de cinq ans pour les 13-15 ans et de trois ans pour les 16-18 ans. Encore faut-il, pour connaître ces antécédents, que le parquet, le tribunal et l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale disposent d'un dossier unique de personnalité (DUP). Or nous ne disposons pas encore d'un tel outil ; il faudra équiper les juridictions.

Une question nous interpelle également, celle du placement en détention provisoire. Le texte prévoit que c'est le juge des enfants qui décidera lui-même du placement en détention provisoire. Cette mesure nous paraît poser une difficulté sur le plan constitutionnel. Aujourd'hui, pour les majeurs comme pour les mineurs, c'est le juge des libertés et de la détention (JLD) qui statue ; le même juge ne statue pas sur la détention provisoire et sur le fond de l'affaire. Nous proposons que ce soit plutôt un JLD spécialisé qui prenne cette décision, afin de conserver la distinction entre le placement en détention provisoire et le jugement lui-même.

Nous avons répondu par écrit au questionnaire très complet de la commission ; nous vous fournirons ces réponses écrites, nourries de différents éléments.

Je résume : notre regard est positif sur ce texte, mais s'assortit d'une interrogation sur les moyens. Nous demandons des moyens importants non seulement pour traverser la période transitoire, mais aussi pour pérenniser le dispositif. Le parquet de Paris a fixé ses besoins à deux magistrats et cinq greffiers et agents de catégorie C supplémentaires. Il nous faudra des moyens pour appliquer ce texte ambitieux, qui, via le mécanisme de la césure, renforce l'intervention tant du juge que du parquet.

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