Intervention de Éliane Assassi

Réunion du 4 février 2020 à 14h30
Droits des usagers des transports en cas de grève — Exception d'irrecevabilité

Photo de Éliane AssassiÉliane Assassi :

Quant à la liberté du travail, elle n’existe pas, vous le savez bien ; elle n’a jamais été reconnue par le Conseil constitutionnel, contrairement au droit au travail, défini comme un droit social garanti par le Préambule de la Constitution de 1946.

L’exposé des motifs mentionne également la « liberté d’accès au service public », alors que les principes reconnus par la jurisprudence sont ceux d’« égal accès aux services publics » et de « continuité du service public ». Pourquoi autant d’inepties ?

Si nous nous référons bien aux mêmes principes constitutionnels, la seule conciliation dont nous pouvons convenir est celle qui doit être recherchée entre le droit de grève et le principe de continuité des services publics. Dans ce cadre, il existe une jurisprudence à laquelle il convient de se référer.

Ainsi, la décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1979, Droit de grève à la radio et à la télévision, que vous avez mentionnée, monsieur Retailleau, a certes laissé au législateur la faculté d’apporter des limitations au droit de grève en vue d’assurer la continuité du service public, mais j’aurais aimé que vous citiez jusqu’au bout le texte de cette décision, qui spécifie que « ces limitations [ne] peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents » que pour ceux « dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ». Ce n’est quand même pas la même chose !

La question est donc de savoir définir ces « besoins essentiels du pays » qui justifient la réquisition. Nos positions, de ce point de vue, divergent : nous considérons pour notre part que le champ de ces besoins doit être limité aux enjeux de sécurité et de sûreté nationales. D’ailleurs, le rapport Mandelkern du Conseil d’État, base du projet de loi de 2007, reconnaissait lui-même l’existence d’une très grande incertitude sur ce point. Les auteurs de ce rapport notaient également que l’interdiction du droit de grève sur le fondement des « besoins essentiels du pays » doit être limitée au strict nécessaire.

Tel n’était pas le cas dans le texte initial de cette proposition de loi, qui prévoyait le maintien d’un tiers du trafic. On était bien loin de cette « stricte nécessité », et même du principe de proportionnalité, également reconnu par le Conseil constitutionnel lorsqu’il est porté atteinte à un droit de valeur constitutionnelle.

Dans le même esprit, l’instauration d’une carence de trois jours avant le recours à la réquisition n’est pas de nature à garantir cette stricte proportionnalité.

Par ailleurs, le choix fait par la commission, pour éviter cet écueil, de renvoyer la définition des services essentiels, et donc du niveau de réquisition, aux autorités organisatrices reste problématique. Rien ne garantit que certaines autorités ne feront pas le choix d’un service minimum allant au-delà du tiers des dessertes initialement prévu.

En outre, nous estimons qu’il s’agit d’un jeu dangereux. Que les autorités organisatrices exercent leur compétence en matière de transports, c’est une chose ; en faire des acteurs du rapport de force qui s’établit dans le cadre d’un mouvement social, c’est autre chose. Il n’est d’ailleurs pas certain que les élus souhaitent endosser cette responsabilité sociale de facilitateur ou de censeur de grève.

J’ajoute que donner aux collectivités compétence pour définir les services essentiels et les modalités du droit de grève ne peut que renforcer les inégalités de situations, en totale contradiction avec le principe d’égal accès aux services publics.

Le droit de grève ne peut souffrir cette « balkanisation ». Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 juillet 1980, a précisé qu’il appartenait au législateur de déterminer les limites du droit de grève. Il revient donc au Parlement, et non aux collectivités territoriales, de définir les modalités d’exercice de ce droit.

Cette même décision indique également que la loi ne saurait comporter aucune délégation au profit du Gouvernement, de l’administration ou de l’exploitant du service en matière de réglementation du droit de grève. Ainsi, laisser aux autorités organisatrices le soin de définir les services essentiels et à l’entreprise l’exercice de la réquisition est manifestement inconstitutionnel.

Par ailleurs, ce dispositif, qui vise à organiser la mise en place de dessertes garanties, soulève le problème de la traduction de la multiplicité des rapports des pouvoirs locaux par la multiplicité des conditionnements du droit de grève et des inégalités dans son exercice, liée notamment à la difficile ouverture à la concurrence des transports régionaux.

Vous l’aurez compris, nous estimons que cette proposition de loi est inconstitutionnelle. Pis encore, elle constitue une provocation inacceptable pour tous ceux –salariés des services de transports, mais aussi avocats, enseignants, médecins, agents territoriaux… – qui, courageusement et en toute responsabilité, se mettent en grève et battent le pavé, non pas pour eux, mais pour le plus grand nombre

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