J'ai eu la chance d'accueillir une délégation du Sénat en novembre, c'est toujours un moment privilégié. Les sénateurs sont toujours les bienvenus à New York.
Je serai bref. Je veux commencer par rappeler qu'en 2020 sera célébré le 75e anniversaire des Nations unies, les célébrations devant culminer au sommet anniversaire prévu en septembre. En parallèle, le Président de la République et M. Vladimir Poutine appellent à un sommet des membres permanents du Conseil de sécurité. Cet anniversaire sera l'occasion d'un bilan.
Les Nations unies restent au centre du jeu mais ont beaucoup changé, du fait du passage de 51 États membres en 1945 à 193 aujourd'hui. Tous les États du monde font désormais partie des Nations unies, mis à part la Palestine, Taïwan et le Kosovo. C'est le seul endroit où tous les pays peuvent se parler, un Parlement du monde où de petites îles peuvent s'adresser aux États-Unis. Par exemple, en ce moment, St-Vincent et les Grenadines siègent au Conseil de sécurité au même titre que la Russie et la Chine. C'est un lieu de débat unique en son genre.
On dit toujours que la France est la meilleure amie des Nations unies, ce qui renvoie à la naissance du multilatéralisme au XIXe siècle, avec la création de l'organisation des télégraphes par Napoléon III, puis du Bureau international du travail. La France a accompagné ce mouvement depuis le début : l'action collective face aux défis globaux est dans notre ADN. Mais nous ne sommes pas les seuls amis de l'ONU, d'autres le sont aussi et contribuent plus. Il y a d'ailleurs eu des phases de tensions assez fortes entre les Nations unies et la France, notamment lors de la décolonisation. Aujourd'hui encore, certaines initiatives ne vont pas dans le sens de nos intérêts. C'est le cas du Traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté il y a deux ans et contre lequel nous allons lutter. Il y a aussi quelques frictions concernant nos territoires d'outre-mer.
Il existe en ce moment un débat sur la crise du multilatéralisme. Il faut se garder de tout angélisme. Les Nations unies reflètent le monde tel qu'il est, avec des rapports de force, des divergences de vue et des intérêts parfois orthogonaux. Il faut sans doute nuancer l'idée d'une crise des Nations unies, même si certains grands acteurs ont une attitude assez désinhibée vis-à-vis de l'ONU et du multilatéralisme. Concernant les Etats-Unis, les administrations républicaines sont traditionnellement plus réservées et moins coopératives avec les Nations unies sur certaines thématiques, comme le budget, certaines questions de société ou les droits de l'Homme. Néanmoins, l'actuelle administration américaine a clairement un agenda opportuniste et unilatéral, ne soutenant que ce qui l'intéresse et ignorant ce qui la dérange. Les Etats-Unis ont ainsi une approche sélective des décisions prises par le Conseil de sécurité depuis 1945. Concernant par exemple le Proche-Orient, en reconnaissant l'annexion du Golan, ils ignorent la résolution de 1973 ; de même, ils méconnaissent la résolution 1515 de 2003 prévoyant la solution à deux États. Cela fragilise l'édifice : si d'autres États membres font de même et appliquent le droit international à la carte, cela peut devenir très dangereux. Si les Chinois ou les Russes font de même concernant la Corée du Nord, les Américains seront les premiers à le regretter.
Pour les Russes, les Nations unies incarnent la puissance et reflètent leur victoire en 1945. Depuis une dizaine d'années, la Russie s'est réaffirmée comme acteur majeur sur la scène internationale (à défaut de s'être redressée économiquement), et elle adopte une attitude isolationniste et non coopérative. Les Chinois, eux, étaient déjà très présents il y a une quinzaine d'années, mais relativement discrets, s'affichant plutôt comme un pays en développement. En 2020, ils sont « décomplexés » et investissent massivement dans le système multilatéral. Ils ont commencé par prendre le contrôle de l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), à Vienne, puis de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) qui est une instance importante dont on parle peu. Puis ils ont obtenu la direction de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) contre la candidate française. Ils ont échoué en revanche à l'UNESCO où c'est la Française Audrey Azoulay qui a été nommée. Les Chinois sont très actifs et beaucoup plus visibles qu'avant dans le système des Nations unies, occupant le terrain laissé vacant par les Américains. Ils souhaitent que les objectifs des Nations unies (les objectifs de développement durable à l'horizon 2030) convergent avec ceux des routes de la soie. Il nous faut donc être à la fois coopératifs et prudents.
A l'échelle de la planète, tous les Etats se montrent désireux de s'engager sur les problématiques futures, qu'il s'agisse de la modernisation des missions de maintien de la paix, des objectifs de développement durable, du climat ou de la lutte contre le terrorisme. Il convient donc de nuancer l'idée de la crise. Il y a quelques mois, nous avons lancé une Alliance pour le multilatéralisme, conjointement avec l'Allemagne, qui rencontre un franc succès. Nous essayons de créer des projets collectifs dans des formats variés sur des sujets nouveaux : le respect du droit humanitaire, le climat ou la sécurité, le numérique et le cyberespace, les femmes ou les enfants. Il s'agit de démontrer que l'action collective fonctionne.
La coopération avec l'Allemagne est très fructueuse. Les Allemands sont légitimes pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité. Notre objectif est d'appliquer le traité d'Aix-la-Chapelle aux termes duquel la France soutient l'attribution d'un siège permanent à l'Allemagne. Par ailleurs, les débats autour de l'idée d'un siège européen unique sont retombés, car elle est impraticable et absurde : aujourd'hui, il y a cinq membres de l'UE sur quinze au Conseil de sécurité. Nous avons tout à perdre à avoir un siège commun.
Concernant le Conseil de sécurité, il y a effectivement un blocage sur la Syrie. La crise syrienne dure depuis 2011 sans solution et c'est une tragédie. Il y a eu quatorze vetos russes. Mais en réalité, le Conseil n'est pas bloqué : il fonctionne relativement bien sur les crises en Afrique notamment (la France a réussi à amener les Nations unies à intervenir au Mali ou en Centrafrique). Il enregistre beaucoup de succès et on ne peut pas le blâmer pour les échecs survenus dans la gestion des crises. Il est vrai que, dès que les intérêts des grandes puissances sont engagés, comme c'est le cas au Moyen-Orient, la discussion est bloquée. Mais sur les sujets de maintien de la paix dans le reste du monde, le système fonctionne.
Le plan de paix américain pour le Proche-Orient est attendu depuis deux ans. Sur le fond, il faut faire la part des choses : le communiqué publié ce matin n'est pas agressif, mais il rappelle l'attachement de la France à la solution des deux États et au droit international. Notre position n'a pas changé et je ne crois pas qu'une autre solution que celle que nous avons défendue jusqu'à présent soit possible. Des concertations vont être menées avec les Européens, en vue de réactions concertées.