Intervention de Sylvie Bermann

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 janvier 2020 à 9h30
Audition de Mme Sylvie Bermann ambassadeur de france ancien ambassadeur en fédération de russie

Sylvie Bermann, Ambassadeur de France :

Je suis heureuse de m'exprimer à nouveau devant votre commission - j'étais venue une première fois lors de la rédaction de votre premier rapport. Il est important de maintenir un tissu de relations avec un grand pays tel que la Russie.

En septembre 2017, selon l'opinion du monde occidental, la Russie était un pays faible, isolé et extrêmement menaçant, et elle était considérée comme une puissance régionale. Aujourd'hui, on lui reconnaît un rôle mondial sur le terrain de la sécurité, avec notamment ses milices Wagner et le conseil qu'elle dispense à différents pays. Les choses se sont cristallisées autour de la Syrie : les Russes ont gagné en Syrie ; Bashar al-Assad a consolidé son pouvoir et la Russie est le partenaire incontournable dans les négociations sur l'avenir de la Syrie. Vladimir Poutine a voulu montrer en Syrie qu'il est un partenaire fiable, contrairement aux États-Unis, qui ont lâché l'ancien président égyptien Hosni Moubarak. Le processus d'Astana, avec les acteurs de la région que sont l'Iran et la Turquie, a également été une démarche intelligente. Sur la question libyenne aussi, les choses se passent à Moscou, dans une stratégie d'entente avec la Turquie. Un de mes collègues arabes qualifie Moscou de nouvelle Mecque des pays du Moyen-Orient : la Russie est en effet le seul pays à parler avec tous les dirigeants, et leurs opposants, de cette zone.

Les Russes ont poussé leur avantage en République centrafricaine, mais aussi dans l'ensemble de l'Afrique. Un sommet Russie-Afrique a réuni, à Sotchi en octobre dernier, 46 chefs d'État, très satisfaits de cette rencontre. Les Russes en attendent une forme de soutien au Conseil de sécurité ou à l'Assemblée générale des Nations-Unies. Vladimir Poutine est très populaire en Afrique et les Africains souhaitent avoir plusieurs partenaires et ne pas se limiter à la Chine et aux pays européens, maintenant que les États-Unis se sont retirés. Par ailleurs, souvenons-nous que de nombreux dirigeants africains ont été formés à Moscou du temps de l'URSS. Les Russes sont également présents en Amérique latine, au-delà de Cuba et du Venezuela.

Moscou et Pékin connaissent actuellement une lune de miel : les relations diplomatiques entre les deux pays n'ont jamais été aussi bonnes, malgré une méfiance évidente entre les deux peuples : Xi Jinping a dit que Vladimir Poutine était son meilleur ami ! La Chine reconnaît aujourd'hui à la Russie un statut mondial et leur coopération se traduit dans de nombreux domaines : manoeuvres militaires conjointes, projet d'avion civil russo-chinois, fourniture d'armes, actions de coopération spatiale, etc. Leur relation a changé de nature.

La Russie n'est donc pas isolée. Certes, ses relations sont difficiles avec l'Occident, mais il ne s'agit pas d'une perception générale. La Russie peut se targuer du soutien de 80 % des pays dans le monde !

Sur le plan politique interne, le pays est stable, en dépit de manifestations qui ont eu lieu durant l'été, car les candidats démocrates avaient été empêchés de se présenter aux élections. En 2021, de nouvelles élections auront lieu. Elles permettront de mesurer le soutien populaire au gouvernement. Lors de sa conférence de presse annuelle du 19 décembre dernier, il est resté très elliptique, n'évoquant que la question des deux mandats consécutifs. Il ne devrait donc pas refaire l'opération qu'il avait faite entre le poste de Premier ministre et celui de président ; il s'intéresse désormais plus à la géopolitique et à la restauration du rang de la Russie dans le monde, qu'à l'économie.

L'économie est pourtant la faiblesse de la Russie. Sur le plan macroéconomique, la Russie a des réserves très importantes, mais aucune grande réforme économique n'a été menée. Les deux secteurs les plus importants de l'économie russe sont l'énergie et le secteur agroalimentaire qui s'est développé grâce aux contre-sanctions décidées par Vladimir Poutine en réaction aux sanctions européennes. La Russie est exportatrice de blé, va devenir exportatrice de lait et Français et Italiens investissent sur place en faisant bénéficier de leur savoir-faire.

Il n'est pas encore possible de dire si Vladimir Poutine restera au-delà de 2024. Il pourrait très bien rester dans des fonctions telles que la présidence de la Douma, celle du conseil national de sécurité, ou encore celle d'une fédération avec la Biélorussie - même si cette dernière n'en veut pas à ce stade. Il veillera certainement à ne pas tomber dans les oubliettes et à assurer sa sécurité. Il devrait également choisir un homme fort pour lui succéder ; plusieurs noms sont évoqués dont ceux du ministre de la défense, Sergueï Choïgou, du maire de Moscou, Sergueï Sobianine, ou encore celui de Dmitri Medvedev pour sa loyauté.

Le poutinisme lui survivra-t-il ? Le poutinisme, c'est la loi de l'homme fort : c'est important en Russie, cela fait partie de la culture russe. Les opposants nous disent aussi que le successeur de Poutine pourrait être pire, car il faut reconnaître que Vladimir Poutine a maintenu un équilibre entre les libéraux et les siloviki, les hommes de force, qui veilleront à conserver leur pouvoir.

À mon arrivée en poste, en 2017, la situation était très tendue, avec, notamment, les questions syrienne et ukrainienne. Sur la question syrienne, un rapprochement a été obtenu entre le small group mis en place par les Occidentaux et le groupe d'Astana ; la déclaration d'Istanbul est très proche des positions française et européenne.

Sur la question ukrainienne, les Russes avaient tiré un trait sur Petro Porochenko et ont été très dubitatifs lors de l'élection de Volodymyr Zelensky. Ils souhaitent néanmoins rétablir les relations avec l'Ukraine à cette occasion - la moitié de la population russe, et plus encore ses dirigeants, a des origines ukrainiennes. Lors des entretiens de Brégançon, le Président de la République a évoqué cette question et a proposé une feuille de route : l'agenda de confiance et de sécurité, avec différents thèmes - l'ensemble des crises, le changement climatique, le contrôle des armements, les droits de l'homme, etc. La question ukrainienne sera un test du rapprochement de la France et de l'Union européenne avec la Russie. Une réunion bilatérale a eu lieu à Paris en marge du sommet Normandie entre Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, et ce dernier a déclaré qu'il souhaitait améliorer les relations russo-ukrainiennes. C'est un sujet qu'il faut continuer à suivre de près. Nous devons prouver à nos partenaires qu'il est possible d'obtenir des avancées de la part de la Russie. Une rencontre dite « 2+2 » avec les ministres français et russes des affaires étrangères et de la défense s'est tenue en septembre dernier ; ces entretiens se sont bien passés ; les ministres russes sont sortis de leur tendance à la litanie des reproches et ont parlé de l'avenir. M. Pierre Vimont a été nommé envoyé spécial, des groupes de travail se mettent en place et des fonctionnaires auparavant réticents sont désormais engagés dans la relation.

Vladimir Poutine considère que le président Macron est aujourd'hui l'homme fort de l'Europe, mais nous ne pourrons pas développer une stratégie en restant seuls. Les réactions de nos partenaires à l'annonce de l'initiative française sont contrastées : certains, comme l'Italie, Chypre, l'Espagne ou le Portugal, se montrent intéressés et positifs ; d'autres restent neutres ; un dernier groupe, constitué notamment de la Pologne et de la Lituanie, y est très opposé. Il faut noter que l'Estonie et la Lettonie ont des positions un peu plus ouvertes. Le dialogue est de l'intérêt de tous. Lors des frappes en Syrie il y a un an et demi, contrairement aux Américains, nous n'avions aucun contact avec les ministres et l'état-major russes !

Sur les questions de cybersécurité, plutôt que le naming and shaming anglo-saxon, le Président de la République a mis en place un dialogue de haut niveau, avec Claire Landais côté français et Nikolaï Patrouchev côté russe. La confiance est fondamentale dans la relation, même s'il n'y a pas de naïveté de la part de notre Président de la République. Les Russes ont aussi des doutes et considèrent que les Européens n'ont aucune indépendance à l'égard des États-Unis. La relation avec la Russie est donc fondamentale si la France et l'Europe veulent exister. Henry Kissinger conseillait aux présidents américains d'avoir de meilleures relations bilatérales avec Moscou et Pékin, que Moscou et Pékin entre eux. Ce n'est pas aujourd'hui le cas, mais cela peut changer si Donald Trump est réélu ; il n'est d'ailleurs pas exclu qu'il soit présent à Moscou le 9 mai. Mais la France aura à son crédit d'avoir été la première à rétablir des relations avec la Russie.

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