Nous nous sommes efforcées, à la lumière de nos auditions, de répertorier les arguments qui plaident en faveur de l'instauration d'une obligation de signalement qui s'imposerait à tous les professionnels dépositaires d'un secret.
Je vais vous les présenter et vous expliquer quelles conclusions j'en tire à titre personnel. Mes collègues ont accepté que notre rapport d'information fasse une place à cette position personnelle bien qu'elle diverge de la position majoritaire qu'elles vont vous présenter dans quelques minutes.
Pour commencer, j'aimerais rappeler que le débat autour de l'obligation de signalement n'est pas nouveau. En 2015, notre collègue Colette Giudicelli avait déposé une proposition de loi visant à obliger les médecins à signaler au procureur de la République les constatations qui leur permettaient de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychologiques avaient été infligées à un mineur. Puis en 2018, à l'occasion du débat sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le Sénat avait examiné plusieurs amendements instaurant une obligation de signalement à la charge des médecins.
Nous avons entendu au cours de nos travaux les docteurs Catherine Bonnet et Jean-Louis Chabernaud, qui militent depuis de longues années en faveur de l'obligation de signalement. Ils nous ont présenté avec conviction les raisons qui les conduisent à défendre cette position. Ils estiment que le fait de poser dans la loi une règle claire augmenterait le nombre de signalements, ce qui permettrait de mieux protéger les enfants victimes, en rendant possible une intervention plus précoce et plus systématique des services sociaux ou de l'autorité judiciaire.
Les professionnels sont souvent confrontés au doute : ils suspectent que l'enfant est victime de mauvais traitements ou de négligences, mais sans en avoir la certitude, ce qui peut légitimement les faire hésiter à signaler. Une obligation légale ferait pencher la balance du côté de la victime, en partant du principe qu'il vaut mieux procéder à un signalement, qui se révèlera finalement infondé après enquête, plutôt que de prendre le risque de ne pas porter secours à un enfant victime.
Les mineurs, particulièrement les jeunes enfants, ont rarement la possibilité de dénoncer par eux-mêmes les violences qu'ils subissent. C'est la raison pour laquelle il est essentiel que les adultes autour d'eux assument ce rôle protecteur et que la loi leur rappelle clairement leurs obligations en la matière.
J'ajoute que l'instauration d'une obligation de signalement simplifierait les règles en vigueur. Nos auditions ont montré que la distinction entre les situations qui relèvent de la non-assistance à personne en danger et celles qui relèvent de l'option de conscience n'est pas toujours facile à percevoir pour les professionnels. Poser le principe selon lequel toutes les situations de danger pour l'enfant devraient être portées à la connaissance des autorités administratives ou judiciaires épargnerait aux professionnels beaucoup d'interrogations et d'hésitations qui retardent la mise en place de mesures de protection.
Les partisans de l'obligation de signalement mettent en avant les résultats obtenus aux États-Unis, au Canada et en Australie depuis qu'une obligation de signalement y a été instaurée. Aux États-Unis, cette obligation est ancienne, puisqu'elle remonte aux années 1960, avec cependant une grande variété de règles applicables dans la mesure où elles sont définies au niveau de chaque État fédéré.
Tous les États américains, néanmoins, imposent le signalement, sous peine de sanction, aux professionnels au contact des mineurs : professionnels de santé, travailleurs sociaux, enseignants, policiers, etc. Certains étendent cette obligation aux ministres du culte. D'autres États sont allés plus loin, en édictant une obligation générale de signalement : les membres de la famille, les amis, les voisins sont alors tenus de signaler au même titre que les professionnels.
Le débat se poursuit aux États-Unis où cette politique ne fait pas l'unanimité. Toutefois, les données statistiques disponibles suggèrent que la mise en place d'une obligation entraîne effectivement une augmentation du nombre de signalements. Une étude réalisée en 2009 a indiqué que le nombre de signalements était quatre fois plus élevé aux États-Unis et au Canada qu'il ne l'était en Angleterre, où l'obligation de signalement est absente.
Bien sûr, le risque existe que certains de ces signalements se révèlent infondés et que leur multiplication encombre les services de protection de l'enfance au point de les empêcher de s'occuper correctement des mineurs qui ont véritablement besoin d'être aidés.
Les études réalisées en Amérique du Nord montrent cependant que les signalements infondés sont moins nombreux, lorsqu'ils émanent de professionnels que lorsqu'ils émanent de non-professionnels, ce qui n'est guère surprenant. Un médecin par exemple est mieux armé, du fait de sa formation, pour détecter des signes de maltraitance que ne l'est un citoyen dépourvu de connaissances médicales. J'estime par ailleurs qu'il est de la responsabilité des pouvoirs publics de doter les services de protection de l'enfance et les services judiciaires des moyens suffisants pour faire face dans des conditions satisfaisantes à l'afflux des signalements.
Ces arguments m'ont conduit à préconiser, à titre personnel, la mise en place d'une obligation de signalement à la charge des professionnels dépositaires d'un secret. Ils ne devraient plus, à mon sens, avoir la faculté de signaler, mais être tenus de le faire, sans pouvoir se retrancher derrière le secret professionnel.
La mise en place d'une telle obligation, à laquelle certains ordres professionnels ont déjà réfléchi, ne devrait pas être perçue comme une marque de défiance : la plupart des professionnels procèdent déjà à des signalements en l'absence de toute contrainte légale. L'objectif serait simplement de conforter leur position, en leur donnant un point d'appui législatif, de clarifier les attentes de la société à leur égard et de rappeler à tous les adultes qui maltraitent des mineurs la force de l'interdit. Cette mesure s'inscrirait dans le mouvement actuel de libération de la parole qui est l'une des clés d'une lutte efficace contre les violences.
Je vais maintenant céder la parole à notre collègue Marie Mercier, qui va vous présenter les raisons ayant cependant conduit la majorité de mes collègues rapporteures à ne pas retenir l'idée d'une obligation de signalement.