Je vais vous parler de fiscalité des géants du numérique, ou plutôt de leur absence de fiscalité. Mais auparavant, je souhaiterais revenir sur quelques autres avantages du modèle français de financement de l'innovation. S'agissant du financement public, tout d'abord, on vient de souligner son efficacité au niveau de l'amorçage. On peut ajouter qu'il possède une vertu contra-cyclique : en période de contraction des valorisations technologiques, comme en ce moment, les dispositifs publics agissent comme un amortisseur pour les jeunes pousses dans lesquelles les investisseurs privés sont plus réticents à investir.
Ensuite, et je reprends là un élément étayé par de nombreuses études, la première des aides au lancement d'une start-up est sans doute notre régime d'assurance chômage, complété d'ailleurs par une série d'aides spécifiques à la création ou à la reprise d'entreprise par les chômeurs (Arce, Accre, Nacre).
Par ailleurs, il serait très exagéré de voir dans la France une exception en matière de soutien public : les États-Unis disposent eux aussi d'un large éventail de dispositifs, d'ailleurs plutôt en faveur des PME en général, à commencer par le Small Business Act qui leur réserve une partie de la commande publique.
Enfin, la France est peut-être en train d'acquérir une longueur d'avance sur un mode de financement particulier, à savoir le financement participatif (crowdfunding), et surtout sa variante, le prêt participatif (crowdlending). Bien sûr, avec 196,3 millions d'euros prêtés en 2015, l'impact macroéconomique du crowdfunding ne doit pas être surestimé, mais au stade de l'amorçage, c'est un apport qui peut faire toute la différence pour une start-up. Or, plusieurs acteurs particulièrement dynamiques de ce secteur sont français, comme les deux plateformes de prêts participatifs aux TPE-PME, Lendix et Finsquare, la première ayant d'ailleurs racheté la seconde en avril dernier.
Pour en revenir à la Silicon Valley, gardons à l'esprit que celle-ci ne se réduit pas à un monde de jeunes start-up dynamiques et victorieuses. Dans le coeur battant de la révolution numérique, il est facile de ne voir que les gagnants et d'oublier les autres. Nous nous sommes je crois efforcés d'éviter cet écueil, et c'est pourquoi je souhaiterais consacrer quelques instants à « l'autre » Silicon Valley.
L'explosion des salaires dans le secteur des nouvelles technologies a provoqué un phénomène de gentrification massif, et une crise aigüe du logement - surtout à San Francisco depuis que la nouvelle mode des entreprises est de s'installer en centre-ville, où nous avons visité les sièges d'Uber et d'Airbnb. Dans cette ville, un salarié très qualifié peut dépenser jusqu'à 75 % de son revenu dans son loyer. Quant à la Silicon Valley, elle a perdu près de 6 000 habitants l'année dernière en raison de la hausse des prix du logement. Ainsi, afin d'encourager la mixité sociale, la municipalité de Palo Alto, où est installé Facebook, a même envisagé d'octroyer des aides au logement aux foyers ayant un revenu annuel inférieur à... 250 000 dollars par an !
Les responsables de la mairie de Seattle nous ont confié qu'ils faisaient tout pour « ne pas devenir San Francisco, une ville avec beaucoup de riches, beaucoup de pauvres, et personne entre les deux ». Le maire a lancé un vaste programme de logements sociaux, alors que la ville compte de plus en plus de sans-abris. Ce n'est pas un hasard si Seattle et San Francisco ont récemment institué un salaire minimum, fixé à 15 dollars par heure, soit le niveau le plus élevé des États-Unis (il sera atteint progressivement d'ici 2018 et 2021). D'autres communes de la Bay Area ont emboité le pas à San Francisco : Mountain View, San José, Oakland, Berkeley etc. Cela suffira-t-il ? L'avenir nous le dira.
J'en viens maintenant à la question de l'optimisation fiscale des géants du numérique. C'est un fait connu : les spécificités de leurs activités permettent à ces entreprises de se jouer des règles habituelles de territorialité, et de s'exonérer ainsi de leurs obligations fiscales. On a beaucoup glosé sur la complexité des montages fiscaux en jeu, mais en réalité, le principe est toujours le même : les transactions se font avec une seule société, souvent établie en Irlande, au Pays-Bas ou au Luxembourg, les filiales dites nationales n'étant officiellement que de simples prestataires de services en marketing et relations publiques. En Irlande, le bénéfice imposable est ensuite rapatrié par le jeu des prix de transfert, qui rémunèrent divers actifs immatériels (algorithmes, marques etc.) situés dans un paradis fiscal. À la fin, seule une infime partie des bénéfices reste imposable en Irlande (à 12,5 %...), tandis que le reste échappe complètement à l'impôt. Ainsi Apple paye en Irlande un impôt sur les sociétés équivalant à 0,005 % de son chiffre d'affaires.
Un seul exemple, le plus récent : Airbnb France a déclaré en 2015 un modeste chiffre d'affaires de 5 millions d'euros, et un bénéfice imposable de 166 373 euros. Le véritable bénéfice de la plateforme en France serait plutôt situé entre 55 et 69 millions, un chiffre que l'on obtient en appliquant le taux de sa commission (12 % à 15 %) aux 481 millions qu'elle reverse à ses hôtes.
Le sujet dépasse bien sûr le secteur du numérique, et c'est pourquoi nous avons aussi rencontré des responsables de Starbucks et de sociétés du secteur aéronautique (Zodiac et Safran), sur le site d'assemblage de Boeing à Everett, près de Seattle.
Aujourd'hui, le combat se mène sur deux fronts simultanés : d'abord, sur le terrain fiscal car il s'agit de corriger l'assiette de l'impôt sur les sociétés afin de re-territorialiser les bases fiscales qui échappent aujourd'hui aux États. Le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) de l'OCDE évoque ainsi la notion d'établissement stable virtuel, mais sans fournir de piste précise. Il est vrai que l'harmonisation fiscale ne semble pas réaliste à court terme, du moins tant que la fiscalité demeurera soumise à la règle de l'unanimité au sein de l'Union européenne. Les difficultés de l'ACCIS, l'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés, récemment relancée par l'Union européenne sous une forme moins ambitieuse, en témoignent.
Le combat se mène aussi sur le terrain de la politique de la concurrence. Le pari de la commissaire Margrethe Vestager est le suivant : traiter le problème des rulings fiscaux complaisants sous l'angle des aides d'État illégales. C'est sur ce fondement que la Commission européenne a demandé à Apple, le 30 août dernier, de rembourser 13 milliards à l'Irlande, une somme inédite, qui porte le contentieux sur le terrain géopolitique.
Que pensent les entreprises concernées de ce sujet ? Le plus simple était de leur poser très directement la question, et c'est ce que nous avons fait. Chez Starbucks, nous avons obtenu un mug promotionnel et du café grand cru. Chez Apple, une présentation de l'Apple Watch avec son bracelet Hermès, et un petit tour à l'Apple Store, à toutes fins utiles. Chez Google, une visite physique du campus et une visite virtuelle de notre hémicycle. Chez Facebook, une autre visite, où un écran géant souhaitait la bienvenue aux sénateurs français, entre deux slogans à l'attention des employés modèles. Pour avoir une idée de leurs bases fiscales, peut-être aurait-il fallu conserver plus longtemps sur nos têtes leurs casques de réalité virtuelle...
Sur le fond, la réponse est toujours la même : « Nous sommes fiers de nous conformer aux règles fiscales des pays où nous opérons », souvent agrémentée de : « Notre priorité est de satisfaire nos clients » ou « Nous voulons améliorer le monde pour l'humanité » et d'un rappel de l'attachement de l'entreprise à la transparence. Mais peut-être se trame-t-il un début d'évolution, derrière les miroirs sans tain de la transparence : chez Uber, les fiscalistes ont expliqué « suivre avec attention les débats sur le projet BEPS et le reporting pays par pays, et réfléchir à l'évolution de la structure fiscale de l'entreprise ». Cela signifie, sans doute, s'adapter aux nouvelles règles et continuer à les contourner.
Au fond, pourquoi ne pas déclarer le chiffre d'affaires là où il est réalisé puisque de toute façon ces entreprises ne font pas de bénéfices tant qu'elles continuent à investir pour conquérir de nouveaux marchés ?
Naturellement, nous étions partis sans grandes illusions, les entreprises étant peu enclines à communiquer sur ces sujets délicats, de surcroît couverts par le secret fiscal. Mais le silence est en soi un début de réponse. Les experts des prix de transfert que nous avons rencontrés à l'université de Washington, s'exprimant à titre purement personnel, ont d'ailleurs été bien plus prolixes sur le sujet.
Deux remarques en guise de conclusion. D'abord, mon fils vit en Californie et il vient d'inscrire ses deux filles de 2 et 4 ans dans une école allemande de la Silicon Valley pour 3 000 dollars par mois.
Ensuite, la révolution à venir n'est-elle pas celle de l'impuissance des États ? Apple a dit au Gouvernement américain qu'il rapatrierait ses 250 milliards de dollars de bénéfices, soit le PIB du Portugal, sous réserve de conditions fiscales avantageuses. Qui décidera demain ? Les grands groupes qui disent combien et où ils veulent payer ?