Merci pour votre invitation. J'ai été le directeur de la politique fiscale de 1998 à 2007, date à laquelle j'ai quitté la Commission après avoir passé une vingtaine d'années dans ce département où j'ai contribué à presque toutes les initiatives de politique fiscale de la commission - notamment pour éliminer les obstacles fiscaux au bon fonctionnement du marché unique, comme le demande le traité, ce qui va de la TVA au projet de directive ACCIS (assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés). J'ai surtout été à l'origine du paquet fiscal du commissaire Monti, qui comprenait le code de conduite et la directive « Épargne », que j'ai négociés de 1996 à 2005.
J'ai toujours essayé d'adopter une position intermédiaire entre les entreprises et les administrations fiscales, avec pour objectif de réaliser un véritable marché unique reposant sur un système fiscal simple, efficace et stable. Cela n'a pas été sans désaccords, en particulier avec les entreprises, lorsque nous avons imposé des solutions parfois radicales. Mais j'ai toujours indiqué que le passage par ce code de conduite contre la concurrence fiscale dommageable était une étape indispensable pour éliminer les obstacles fiscaux et espérer passer à un autre système, l'ACCIS, conçu dans l'intérêt des entreprises.
La concurrence fiscale a changé de nature depuis qu'au milieu des années 1990 nous avons adopté et mis en oeuvre le code de conduite, ce qui a conduit à éliminer une centaine de mesures fiscales dommageables. Les États membres ont adapté leurs systèmes fiscaux pour tenir compte des nouveaux critères, se positionnant souvent à la frontière extrême de ce que le code accepte - tendance à laquelle nous avons essayé de remédier. La concurrence fiscale ne se fait plus guère par les mesures dommageables mais par la baisse du taux d'imposition, associée à des instruments traditionnels, comme les prix de transfert et la déductibilité des intérêts, ou nouveaux : les situations hybrides, les divergences de législation, dites mismatches, les différences de traitement des revenus passifs - notamment pour les brevets - et l'exploitation des faiblesses de textes comme tels les directives visant l'élimination de la double imposition (mères-filiales, intérêts et redevances), qui permet à certains de s'exonérer de toute imposition.
Entre 2005 et 2007, les petits pays ont commencé à entrer en rébellion, rompant le consensus au sein du groupe « code de conduite » car ils s'estimaient trop systématiquement désignés comme les coupables des situations de concurrence fiscale dommageable. Le code lui-même n'a pas été révisé, en dépit de réflexions engagées dès 2004 ou 2005 en ce sens, faute de soutien politique de la part des États membres, de la Commission et de la présidence du groupe « code de conduite ». Le code n'est plus adapté. Les intérêts notionnels belges, qui permettent de déduire la rémunération normale du capital, ne constituent ni une mesure dommageable, ni une aide d'État, et sont donc parfaitement licites. Pourtant, selon Le soir du 28 janvier dernier, Arcelor-Mittal France, qui a généré entre 2008 et 2011 5,8 milliards d'euros de profits, a déduit 5,6 milliards au titre des intérêts notionnels. Or cet impôt éludé ne constitue pas un manque à gagner pour le fisc belge puisqu'il aurait dû être payé sur les bénéfices étrangers. Ce type de situation appelle une analyse différente de la notion de concurrence fiscale et de ses effets sur la concurrence, la croissance et l'emploi.
La fiscalité de l'épargne, deuxième volet du paquet fiscal de 1996, a fait l'objet d'une directive adoptée en 2003 et entrée en vigueur le 1er juillet 2005. Ses effets, d'abord limités, se sont renforcés lorsque les mesures de transition se sont achevées. Cette directive manquait en partie son but car certaines situations n'avaient pas été correctement prises en compte dans la rédaction initiale ou ont été modifiées lors de l'examen au Conseil. Nous avons préparé sa révision en toute transparence, en publiant tous nos documents d'analyse sur le site de la Commission. C'est le meilleur moyen d'être protégé des pressions des lobbies. La révision de la directive a été adoptée en 2008, mais le Luxembourg et l'Autriche bloquent son adoption par le Conseil des ministres. Or les États-membres n'y portent pas un intérêt suffisant pour surmonter ce blocage, et la Commission se montre assez passive. La récente directive d'assistance mutuelle, qui comprend la clause de la nation la plus favorisée, et l'adoption du Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) ont enfin fait bouger les choses, laissant espérer que la directive amendant la directive « Épargne » sera adoptée, que les mandats de négociation avec les cinq pays tiers appartenant au champ de la directive ACCIS seront attribués à la Commission, et que les Pays-Bas et le Royaume-Uni modifieront d'eux-mêmes l'application de la directive dans leurs territoires dépendants et associés.
En conclusion, c'est aux grands pays de faire pression pour réguler la concurrence fiscale et obtenir les modifications nécessaires en matière d'échange d'informations et d'assistance mutuelle.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Merci pour ces informations intéressantes. L'un des ressorts de l'évasion fiscale est la concurrence fiscale au sein de l'Union européenne. Nous sommes très loin de l'harmonisation, qui devrait être une priorité. Ce chantier est-il engagé ? M. Cameron déclarait récemment que l'impôt sur les sociétés allait encore diminuer au Royaume-Uni, après s'être dit prêt à accueillir les exilés fiscaux... La concurrence est exacerbée. Comment se construit-elle ? Quelles pistes explorer pour arriver à un espace fiscalement harmonisé, supprimant toute velléité d'évasion ? Je crois que l'Union européenne n'a pas pris ce sujet à bras le corps.
La concurrence fiscale semble plus forte à l'intérieur de l'Union que vis-à-vis du reste du monde. Les taux d'imposition des sociétés ont beaucoup plus baissé au cours des vingt dernières années dans notre zone que ce n'est le cas aux États-Unis, au Japon ou dans les autres pays membres de l'OCDE. Je vous transmettrai les graphiques si vous le souhaitez. La concurrence fiscale est avant tout un problème intra-européen. Les pays du Benelux, très actifs dans ce domaine, ont toujours utilisé ce moyen de contrebalancer les difficultés propres aux petits pays : faute de grand marché domestique, ils sont obligés de se lancer dans des activités à l'étranger, ce qui, en l'absence de compensation transfrontalière, génère des pertes fiscales. Pour en limiter les conséquences, il leur faut donc devenir particulièrement attractifs, et attirer soit les activités, soit les assiettes fiscales.
Que faire ? La seule solution, à mes yeux, passe par l'adoption de l'ACCIS. J'y ai travaillé pendant dix ans. Ce projet associe assiette unique et consolidation, ce qui attirera les entreprises, en leur apportant une vraie simplification et l'assurance de n'être taxées que sur le profit net. BusinessEurope a soutenu cette approche depuis le début. En mettant en place une répartition de l'assiette par une formule à trois facteurs, l'ACCIS répond à la plupart des critiques sérieuses sur le besoin de changer de système fiscal. Le projet Base Erosion and Profit Shifting (Beps) de l'OCDE dénonçait le découplage croissant entre le lieu où les entreprises exercent leurs activités et investissent et celui où les bénéfices sont déclarés à des fins fiscales. Avec l'ACCIS, la répartition de l'assiette ne passe plus par les prix de transfert et le traitement indépendant de chaque entité mais par la considération du groupe d'entreprises qui a, dans une assiette unique commune, une formule pour répartir son activité et ses profits sur les différents territoires. Malheureusement, ce projet n'avance pas. Pis, le groupe des questions fiscales du Conseil aurait décidé de limiter les discussions à l'harmonisation de l'assiette, la consolidation et la répartition étant mises de côté, alors que ce sont les parties essentielles !