Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 29 janvier 2020 à 13h35
Institutions européennes — Usage de la langue française dans les institutions européennes : avis politique de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet, président :

Notre commission communique régulièrement avec les institutions européennes, en particulier la Commission européenne qui lui transmet les projets d'actes législatifs européens pour permettre au Sénat de contrôler le respect du principe de subsidiarité, comme prévu par l'article 88-6 de la Constitution. Au titre de l'article 88-4, nous recevons aussi chaque année du Gouvernement près de 1000 projets d'actes européens sur lesquels le Sénat peut adopter des résolutions européennes. Le Sénat coopère également avec la Commission européenne en lui adressant des avis politiques par lesquels il attire son attention sur un domaine où celle-ci est habilitée à agir, ce que je vais précisément vous proposer de faire aujourd'hui. Il s'agit là d'enjeux démocratiques majeurs, devant permettre au Sénat, comme à toutes les chambres des Parlements nationaux, dépositaires de la souveraineté nationale, d'échanger en bonne entente avec les institutions européennes auxquelles les États membres confient l'exercice partagé de certaines compétences. Mais cette bonne entente nécessite une bonne compréhension ; laquelle n'est malheureusement pas toujours garantie à cause du recul de plus en plus manifeste de l'usage du français à Bruxelles.

Le constat est sans appel : comme l'indiquait l'Assemblée nationale dans son rapport de 2016 sur la perte d'influence française à Bruxelles, l'indicateur le plus pertinent pour mesurer l'usage du français dans la pratique quotidienne des institutions est celui de la langue utilisée pour la rédaction initiale des textes, avant traduction. Alors qu'en 1997, 40 % des documents de travail de la Commission européenne étaient encore rédigés initialement en français, en 2003, cette part avait déjà chuté à 26 %. Elle est passée à 16,5 % en 2005 et n'atteignait plus que 5 % en 2014. La proportion de textes initialement rédigés en français au Parlement européen s'élevait, pour sa part, à 23,77 % en 2014.

Lorsqu'ils sont traduits, les documents officiels nous parviennent souvent tardivement, et parfois dans un français approximatif qui oblige nos services à lire le texte original anglais dans un souci de bonne compréhension. De tels malentendus peuvent même avoir des conséquences juridiques. Le délai dans lequel est mise à disposition la version française des textes qui nous sont soumis pour contrôle du respect du principe de subsidiarité est particulièrement problématique, dans la mesure où il s'impute sur le délai de huit semaines dont disposent les parlements nationaux pour exercer ce contrôle.

Au-delà du cas particulier de notre commission, le recul du français s'observe plus largement : les pages internet publiques de la Commission sont, dans leur immense majorité, exclusivement accessibles en anglais, alors même que de telle pages pourraient représenter une source d'information primordiale pour les citoyens européens francophones. Il en est de même pour la plupart des outils de communication institutionnelle (vidéos, affiches, dépliants...), y compris sur les réseaux sociaux. Même la présentation des condoléances de la Commission après la mort de Jacques Chirac, le 26 septembre 2019, était en anglais ; et ce alors que le français est la seconde langue de la salle de presse et que la porte-parole de la Commission maîtrise parfaitement notre langue. Au-delà de l'indélicatesse à l'égard de notre peuple, cette situation soulève des difficultés pour l'ensemble de nos concitoyens. Elle rend, à leurs yeux, l'Europe encore plus lointaine, incompréhensible et difficile d'accès, alors même que le populisme eurosceptique progresse partout en Europe. Il s'agit donc d'une question démocratique majeure.

La domination croissante de l'anglais est sans doute la conséquence des élargissements vers l'Est : parmi les nouveaux entrés, seule la Roumanie a une tradition francophone. L'anglais est ainsi devenu le plus petit dénominateur commun entre les États membres. Mais il apparaît aussi comme le fruit d'une volonté d'une partie de l'appareil administratif européen. Les intranets de la Commission et autres outils internes de communication ou de travail sont d'ailleurs quasi-exclusivement anglophones.

Certains fonctionnaires européens ont bruyamment dénoncé cette évolution, se disant privés de la faculté de s'exprimer en français : dans une lettre ouverte adressée en septembre dernier à la nouvelle présidente élue de la Commission européenne, Mme von der Leyen ; ce collectif de fonctionnaires de toutes nationalités, y compris non francophones de naissance, réclame le droit de travailler en français. Ils estiment que le monolinguisme anglais les empêche de conceptualiser dans une autre langue et les bride dans leurs moyens d'expression. Ils souhaitent pouvoir utiliser le français sans se cacher ni s'excuser. Ils soulignent aussi que rares sont les anglophones de naissance dans les institutions - état de fait que le Brexit devrait accentuer -, si bien que l'anglais pratiqué dans les institutions est souvent pauvre, et cet affaiblissement du vocabulaire entraîne celui de la pensée, le tout conduisant à un nivellement par le bas. Surtout, ils dénoncent le fait que l'anglais devienne contraignant. Selon ce collectif, même lorsque la hiérarchie est francophone, l'instruction leur est donnée de produire en anglais tous les documents : notes internes, projets de communications ou d'actes législatifs, cahiers des charges comme appels d'offres... Cette contrainte pèse également sur le service juridique de la Commission, qui pourrait pourtant légitimement n'utiliser que la langue de travail de la Cour de justice de l'Union européenne, qui est le français.

Le moment est propice pour mettre le sujet sur la table. D'abord, parce que l'ouverture d'un nouveau cycle institutionnel implique la mise en place de nouvelles habitudes. Ensuite, parce que les négociations actuelles sur le cadre financier pluriannuel sont l'occasion de prendre en compte les incidences budgétaires que pourrait impliquer un effort accru au profit de la traduction et de l'interprétariat et des technologies afférentes. Enfin, le Royaume-Uni s'apprête à quitter l'Union européenne et cela ne peut manquer d'interroger l'emprise croissante de l'anglais dans les institutions européennes.

Je ne nie pas l'utilité de l'anglais qui joue un rôle fédérateur, et je n'ignore pas la richesse et la beauté de cette langue. Mais nous ne devons pas négliger le fait qu'une langue est aussi un outil de pouvoir. L'anglais est la langue scientifique par excellence. C'est aussi la langue de la finance. En privilégiant l'anglais, les institutions européennes donnent un avantage concurrentiel, à la fois économique et culturel, à des États tiers comme le Royaume-Uni ou les États-Unis. Plus profondément, la langue, en permettant de comprendre et d'exprimer une réalité, construit cette réalité. L'usage de telle ou telle langue est donc loin d'être neutre. La question n'est pas de nature administrative, elle est proprement politique.

Il importe donc que notre assemblée monte au créneau pour espérer renverser la vapeur, s'il est encore temps. Sans décourager l'apprentissage des langues par nos concitoyens ni méconnaître ce que l'anglais a apporté au projet européen, au moins pouvons-nous dénoncer haut et fort la place abusive faite à cette langue aujourd'hui, rappeler que le multilinguisme est au coeur des valeurs de l'Union européenne et faire valoir la nécessité d'appliquer le droit, qui consacre théoriquement la place du français dans l'édifice européen.

Dans son essence même, le projet européen est multilingue. Je vous rappelle la devise de l'Union : « unie dans la diversité ». Les pays fondateurs ont fait le choix de respecter les identités nationales, ou, pour reprendre la formule de la loi Toubon, les « personnalités » nationales, en consacrant d'emblée un multilinguisme englobant toutes les langues. Si cela revenait au début à consacrer quatre langues officielles - allemand, français, italien et néerlandais, le multilinguisme s'est progressivement étendu. Ainsi, l'article 55.1 du Traité sur l'Union européenne (TUE) prévoit que le traité est rédigé en 24 langues, mises sur un pied d'égalité. L'article 342 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) soumet tout changement de ce régime linguistique à l'unanimité du Conseil. Avec 24 langues officielles, les combinaisons de traduction possibles s'élèvent à 522... Des aménagements pratiques ont donc été pris par les institutions européennes pour plus d'efficacité. La Commission a ainsi retenu trois langues de travail effectives, dont le français. Il en est de même aux COREPER qui préparent les travaux du Conseil. L'anglais et le français sont officiellement les deux langues de travail pour les sujets PESC ainsi qu'au Conseil.

Le coût de ce régime linguistique, même aménagé, peut sembler considérable : 1,1 milliard d'euros par an. Il est néanmoins à relativiser puisque cela représente moins de 1 % du budget européen soit 2 euros par citoyen et par an. C'est le coût de la démocratie pour tous, dans le respect du principe d'égalité dont on trouve la source à l'article 2 du TUE qui énonce précisément les valeurs fondamentales de l'Union européenne, notamment celles de démocratie, d'égalité et de respect des droits des personnes appartenant à des minorités. C'est aussi le prix du respect de la diversité culturelle et linguistique de l'Union européenne, prévue par l'article 3.3 du TUE, et, par ricochet, du principe de non-discrimination linguistique, prévu à l'article 18 du TFUE et repris à l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est enfin le prix du droit des citoyens à une bonne administration : l'article 24 du TFUE leur accorde le droit de communiquer avec les institutions dans les 24 langues officielles et oblige ces dernières à leur répondre dans leur langue respective. Ces droit et obligation sont repris à l'article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union. Sans conteste, la tendance croissante au monolinguisme n'est pas conforme aux textes fondamentaux de l'Union européenne.

Je vous propose donc d'adresser un avis politique à la Commission européenne pour lui rappeler ce socle juridique et surtout pour insuffler un esprit général favorable au multilinguisme. Cet avis politique demande une traduction en français plus systématique, rapide et fiable des documents officiels et informels d'importance, mais aussi des sites Internet et autres outils de communication des institutions, organes et agences européens.

Il plaide aussi pour qu'en interne, les institutions permettent l'expression en français, notamment quand les hiérarchies sont francophones. Il soutient l'expression en français des représentants de la France et des membres français des services des institutions européennes, sans préjudice des impératifs de courtoisie, dès lors que cela est compréhensible pour l'interlocuteur ou qu'une interprétation est assurée. Comme l'a rappelé Simon Sutour, ce ne fut pas possible lors de la dernière COSAC.

Il demande aussi que les modifications des traités auxquelles pourrait conduire la prochaine Conférence sur l'avenir de l'Europe soient d'emblée rédigées en français, comme ce fut le cas lors de la Convention sur l'avenir de l'Europe qui s'est tenue en 2002-2003.

Enfin, il appelle l'Union européenne à investir dans les technologies des langues dont les progrès constants permettraient de faciliter la traduction et l'interprétariat. L'Union européenne détient déjà un savoir-faire en la matière, et un vaste corpus de textes qui sont autant d'atouts pour construire des logiciels performants de traduction et d'interprétariat.

Tout ceci permettrait à l'Union de se rapprocher de ses citoyens : l'enjeu est donc décisif.

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