Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 18 février 2020 à 14h30
Irresponsabilité pénale — Débat organisé à la demande du groupe union centriste

Nicole Belloubet  :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, madame Nathalie Goulet, vous avez souhaité aborder aujourd’hui une question difficile, celle du traitement judiciaire de l’irresponsabilité pénale, avec des approches qui ont été parfois différentes, mais toujours sensibles et convaincues. Je tiens à vous remercier de la qualité des interventions que j’ai entendues.

C’est un sujet qui m’interpelle tout particulièrement, en tant que garde des sceaux et en tant que citoyenne de notre République, et qui nécessite la plus grande attention.

Beaucoup parmi vous ont rappelé l’horreur du meurtre, le 4 avril 2017, de Lucie-Sarah Attal-Halimi, violemment frappée, puis défenestrée, parce qu’elle était juive, par un individu déséquilibré. Ce drame a profondément touché la communauté nationale.

Ces faits ne sont pas sans en rappeler d’autres, similaires. Je pense en particulier au meurtre de Sébastien Selam, un disc-jockey parisien sauvagement poignardé, lui aussi parce qu’il était de confession juive, en 2003, par un individu également déséquilibré. Madame Goulet, vous-même, ainsi que d’autres orateurs, avez aussi rappelé les meurtres commis plus récemment par des terroristes, notamment à Villejuif.

Ces actes intolérables sont en totale opposition avec les valeurs que notre société entend promouvoir. Ils mettent dangereusement en péril la cohésion sociale ; Mme la sénatrice Lherbier, comme d’autres, l’a souligné dans son intervention.

Ils nous rappellent par leur horreur l’importance du pacte républicain et la nécessité de garantir la protection de chacune et de chacun contre tout comportement haineux, quel qu’il soit, notamment lorsqu’il est en lien avec l’appartenance religieuse.

Certains de ces meurtres ont un dénominateur commun : à chaque fois, une procédure d’instruction complexe a été engagée, au cours de laquelle plusieurs experts se sont penchés sur la question du discernement des mis en cause au moment de la commission de leur forfait. À l’issue de cette procédure, ces derniers ont fait l’objet d’une déclaration d’irresponsabilité pénale en application de l’article 122-1 du code de procédure pénale.

Toutefois, même si, dans son arrêt rendu le 19 décembre dernier dans l’affaire du meurtre de Mme Attal-Halimi, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a déclaré l’auteur des faits pénalement irresponsable, les juges ont expressément reconnu qu’il existait des charges suffisantes contre lui d’avoir commis les faits de meurtre et ont constaté le caractère antisémite de celui-ci.

C’est un élément essentiel, qu’il convient de rappeler à tous ceux qui douteraient des motivations du meurtrier.

Par ailleurs, comme les articles 706-125 et 706-136 du code de procédure pénale le permettent depuis la réforme de 2008, la chambre de l’instruction a ordonné à cette occasion que l’auteur des faits soit hospitalisé d’office et soumis à des mesures de sûreté. Au titre de ces mesures de sûreté, l’auteur de l’acte fait désormais l’objet d’une interdiction de paraître dans l’immeuble où ont eu lieu les faits et d’une interdiction d’entrer en contact avec les parties civiles, pour une durée de vingt ans.

Madame Goulet, tout en rappelant l’horreur de ces agissements, vous avez esquissé le lien complexe qui peut exister entre la psychiatrie, les maladies psychotiques et les attentats terroristes qui y sont liés.

La procédure applicable aujourd’hui a été considérablement modifiée avec l’adoption de la loi du 25 février 2008, qui a prévu trois évolutions majeures, que je veux vous rappeler.

Cette loi a tout d’abord permis que la question de la responsabilité pénale de l’auteur des faits soit débattue publiquement et contradictoirement lors d’une audience dédiée devant la chambre de l’instruction.

Elle a ensuite permis que la justice puisse, malgré la déclaration d’irresponsabilité pénale de l’auteur, dire qu’il existe des charges suffisantes à son encontre d’avoir commis les faits qui lui sont reprochés.

Elle a enfin permis, je le rappelais à l’instant, que des mesures de sûreté puissent être décidées par les juges à l’encontre de l’auteur des faits, afin de garantir la protection des victimes et de la société.

Avant la réforme de 2008, l’irresponsabilité pénale était simplement constatée par le juge d’instruction ou par les juridictions, qui rendaient des ordonnances de non-lieu, des jugements de relaxe ou des arrêts d’acquittement s’ils estimaient que le trouble psychique ou neuropsychique dont était atteint le suspect au moment des faits avait aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

La souffrance des victimes et la réalité de la commission matérielle de l’infraction ne pouvaient alors pas être reconnues par la justice.

Ces décisions étaient insatisfaisantes et très mal comprises par les victimes et leurs familles, celles-ci ayant le sentiment que, pour la justice, le crime ou le délit n’avait, en réalité, pas eu lieu.

La loi de 2008 a donc trouvé un équilibre, comme le soulignait le sénateur Thani Mohamed Soilihi, en permettant aux juges de dire tout à la fois qu’une personne peut être pénalement irresponsable, mais qu’elle a bien matériellement commis les faits qui lui sont reprochés.

Elle a ainsi permis, je le répète, qu’un débat public et contradictoire puisse se tenir, en présence de l’ensemble des parties, débat au cours duquel la personne mise en examen et les experts l’ayant examinée durant la procédure sont entendus. C’est, comme l’a dit le sénateur Jean-Pierre Sueur, un progrès considérable.

À cet égard, monsieur Sueur, vous m’avez interrogée sur le caractère public de l’audience qui s’est tenue à l’occasion de l’affaire Attal-Halimi. Je confirme ici que c’est bien en audience publique et après un débat public que la décision a été rendue.

Lors de cette audience, les témoins peuvent également être entendus. Le procureur général, la personne mise en examen, les parties civiles, ainsi que leurs avocats respectifs peuvent poser des questions au mis en cause. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le débat a été assez long dans l’affaire que je viens d’évoquer, puisqu’il a duré, je crois, près de neuf heures.

À l’issue du débat, les juges de la chambre d’instruction prennent leur décision en toute indépendance, sans être tenus par les conclusions des expertises livrées devant eux. Lorsqu’ils estiment qu’il existe des charges suffisantes et que le mis en cause était atteint d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement au moment des faits, ils rendent un jugement ou un arrêt de « déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ».

Par cette décision, ils déclarent, j’y insiste, que la personne a bien commis les faits qui lui sont reprochés, mais ils constatent qu’elle ne peut faire l’objet d’une condamnation pénale. C’est exactement ce qui s’est passé avec la décision de la chambre de l’instruction rendue en décembre dernier dans l’affaire du meurtre de Mme Attal-Halimi.

Je sais que cette décision a suscité une grande émotion auprès de nos concitoyens. Vous avez été plusieurs ici à le rappeler ; je pense notamment à ce qu’a dit le sénateur Bonhomme avec ses propres mots.

Beaucoup ne comprennent pas comment l’absorption volontaire de cannabis par l’auteur des faits peut entraîner une déclaration d’irresponsabilité, rendant in fine le deuil impossible, comme l’écrit le sénateur Roger Karoutchi dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi.

Certains se demandent si, juridiquement, la personne qui se met dans un état mental abolissant son discernement ou le contrôle de ses actes en prenant volontairement de la drogue ou de l’alcool ne doit pas demeurer pénalement responsable. C’est le maillon manquant de notre procédure, pour reprendre les mots de Mme la sénatrice Nathalie Goulet.

Bien évidemment, il ne m’appartient pas, en tant que membre du Gouvernement, de me prononcer sur une décision de justice en vertu du principe de séparation des pouvoirs, qui est un principe cardinal de notre État de droit. De surcroît, il s’agit d’une affaire en cours, puisque, vous l’avez rappelé, les parties civiles ont formé un pourvoi en cassation.

Je m’abstiendrai donc de tout commentaire dans cette affaire. Il appartient désormais à la Cour de cassation d’apporter toutes les réponses juridiques nécessaires.

J’ai toutefois, comme vous tous, ressenti et entendu l’émotion suscitée, ainsi que le souhait de reconnaître la place des victimes. J’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt les deux propositions de loi déposées par M. Karoutchi, d’une part, et Mme Goulet, d’autre part. Je pourrais aussi mentionner des textes déposés à l’Assemblée nationale sur ce même sujet.

Je pense néanmoins qu’il serait sage, avant d’envisager de légiférer de nouveau sur cette question, d’attendre l’énoncé de la position de la Cour de cassation à la suite du pourvoi formé par les parties civiles dans l’affaire Attal-Halimi.

En toute hypothèse, il m’apparaît important de procéder à un bilan précis du dispositif créé par la loi de 2008, entrée en vigueur voilà maintenant douze ans. Cela permettrait d’en mesurer les limites, parfois évoquées, avant d’envisager éventuellement de nouvelles réformes législatives sur le plan procédural.

Mesdames, messieurs les sénateurs, comme l’écrivait Montesquieu, « il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher » – c’est une expression que j’ai entendue cet après-midi – « que d’une main tremblante ». La situation que nous évoquons est complexe et elle révèle une porosité, pour reprendre le mot de Mme Sophie Joissains, entre les troubles psychotiques et la délinquance. Le sujet est donc sensible et délicat.

C’est la raison pour laquelle le Gouvernement, plutôt que de se précipiter, a souhaité constituer une commission de personnalités qualifiées, composée d’anciens parlementaires – je pense ici aux deux anciens présidents de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Philippe Houilllon et Dominique Raimbourg –, de magistrats et d’experts psychiatres, afin de dresser un bilan précis de la procédure spécifique créée par la loi de 2008. La lettre de mission que je vais leur signer permettra également d’analyser l’état de la jurisprudence en matière de troubles résultant d’une intoxication volontaire.

Il sera également demandé à ce comité de sages d’envisager, le cas échéant, des propositions d’améliorations, législatives ou non. Ces propositions pourraient être formulées au regard notamment de ce qui se fait à l’étranger, en Europe et en Amérique du Nord.

Ainsi, le Gouvernement et la représentation nationale disposeront d’un diagnostic éclairé sur les éventuelles lacunes de notre droit, auxquelles il conviendrait le cas échéant de remédier, sans remettre en cause le principe essentiel de notre État de droit selon lequel « on ne juge pas les fous, on ne condamne pas la démence », comme l’a dit Mme la sénatrice Nathalie Delattre.

Votre débat, ainsi que la mission d’information du Sénat, aussi évoquée par Mme Delattre, contribuera à cette réflexion. Notre souci commun est bien, en effet, que la justice dise ce qui est juste.

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